J’aurais préféré ne pas parler de Michael Krebber. Sa peinture qui s’esquive me laisse ridiculisé. Ses refus multiples – de l’originalité, de la signature, de la finalité, etc. – le rendent impossible à localiser. L’écart entre le détachement de ce qu’il donne à voir et l’entreprise de renouvellement de la peinture qu’il ambitionne ouvre un gouffre sur lequel il est risqué de poser des mots.
La présence du travail de Michael Krebber dans l’exposition No Dandy, No Fun de la Kunsthalle de Berne, qui lui consacrait une importante rétrospective en 2017, est modeste : une affiche de 2002 qui annonce un « séminaire de seconde main » consacré au dandysme à l’école d’art de Hambourg, et un collage sur fond blanc d’une silhouette masculine mal proportionnée avec haut-de-forme et canne, découpée dans du papier kraft et rehaussée d’un trait de peinture désinvolte. La silhouette dépasse d’une toile qui flotte dans un cadre trop grand. La négligence contrôlée de la facture et la figure de dandy générique font de cette œuvre un emblème et un condensé du propos de No Dandy, No Fun. Mais, au-delà des manifestations matérielles, l’attitude de Krebber envers l’art et la vie rayonne dans toute l’exposition, notamment parce que le duo à la curation, Valérie Knoll, directrice de la Kunsthalle Berne, et l’artiste et curateur Hans-Christian Dany, a utilisé comme référence le livre Ausserirdische Zwitterwesen (2005) du peintre allemand. Krebber y explique en quoi le dandysme peut être utile aux artistes et y reproduit la liste de recommandation de lectures du situationniste Oswald Wiener sur ce sujet.
L’exposition articule clairement que pour l’art, l’intérêt de la figure du dandy réside dans son rapport antagoniste à la fixité de l’identité. Deux angles d’attaque se dégagent : celui d’une identité performée et celui d’une identité effacée. Deux modes qui se rejoignent dans un refus de la naturalité au profit de la construction. Dans le contexte culturel actuel de pétrification des identités, une telle affirmation vaut comme manifeste politique. Michael Krebber incarne à lui seul les deux faces de cette fabrique de l’identité. Il est vu comme une légende de Cologne, un professeur de peinture aux méthodes non-conformistes, un maître du paradoxe et du jugement péremptoire. En parallèle, son travail, qu’il lui arrive de décrire comme l’œuvre d’une « machine à peindre » au programme défaillant, affecte un déni de toute sensibilité.
Krebber cite souvent Monsieur Teste, ce dandy banalisé qui hait l’extraordinaire, « impossible » personnage selon son créateur, l’écrivain Paul Valéry, car de pure conscience. L’exposition en présente l’interprétation sarcastique de Marcel Broodthaers. L’artiste belge a filmé en 35 mm un pantin bourgeois dégarni qui lit L’Express tout en hochant mécaniquement la tête. L’homme, dont Paul Valéry fait dire à son narrateur qu’il ne lève jamais un bras ni un doigt, parce qu’il « a[vait] tué la marionnette [en lui] », a, si l’on suit Broodthaers, tué son humanité par la même occasion. Il retombe alors dans le travers de l’automatisme stupide auquel il croyait échapper. Une toile de Reena Spaulings, une artiste fictive, reformule à l’heure de l’intelligence artificielle cette dialectique de la bêtise qui se cache derrière une intelligence présentée comme souveraine. L’opération de peindre a été déléguée à un robot aspirateur, qui, tel un escargot, a laissé des traces en arpentant la toile. Ses allées et venues visibles et risibles témoignent de l’absurdité des mouvements du robot confiné dans ce cadre. On décrit souvent les dandys comme des artistes sans œuvre, l’inverse se vérifie aussi.
Plus loin, une sérigraphie de Sturtevant rejoue la scène de la célèbre image de Joseph Beuys vêtu de son chapeau et de son gilet de pêche, en marche pour la révolution (La Rivoluzione siamo noi). L’œuvre poursuit cette démolition de l’originalité, tout en y adjoignant un croisement des genres : un corps de femme habite l’autoportrait d’un artiste masculin dont le personnage public et la mythologie sont indissociables de son travail.
Les curateurices suggèrent qu’en dépit de son épithète masculine, l’attitude dandy serait transhistorique, transgenre, transclasse et transrace. Installée comme un cabinet de curiosité avec son esthétique vitrine et ses objets aux origines multiples, allant de la littérature à la mode, une salle à l’entrée initie le public à ces transferts et intertextualités. Le personnage de Beau Brummell, l’ancêtre des dandys, un homme sans fortune ni particule, qui a « porté l’art de nouer les cravates à sa perfection » est évoqué à travers la lecture d’un texte de l’écrivaine, Virginia Woolf[1], elle-même assimilable, par son style de vie, à la figure du dandy. Cette salle introductive évoque également la tradition du black dandy – à laquelle une partie du sous-sol est consacrée – qui a connu son précurseur en Julius Soubise, au XVIIIe siècle déjà. Jeune esclave noire des Caraïbes, Soubise fut acheté enfant par un capitaine de la Royal Navy puis placé chez la duchesse Queensberry. Charmée, cette dernière le baptisa, le libéra et l’éduqua. Soubise se distingua dans la bonne société anglaise par son élégance, avant de devoir s’exiler en Inde sous le coup d’accusations de viol. Les dandys finissent souvent mal. La sophistication de la tenue comme vecteur de fierté noire va se développer dans l’histoire du jazz, chez les stars du hip-hop ou les sapeurs du Congo qui raffolent des costumes Comme des Garçons. Cette communauté d’élégance est abordée dans l’exposition par une série de photos de Victoire Douniama montrant un groupe de femmes sapeuses en nœuds papillon de Kinshasa.
La force de No Dandy, No Fun tient dans cette volonté de privilégier la trouvaille ou la version à l’objet évident et balisé – une expression de la distinction dandy – et d’entrecroiser continuellement les références par ce biais. Les films bleus de David Hammons collés sur des vitres ne plongent pas seulement l’escalier menant au sous-sol dans une atmosphère artificielle à la Des Esseintes, ils tracent aussi un lien entre la figure du black dandy et l’establishment artistique tout en prônant l’anti-originalité, puisque les curateurices se sont contenté·e·s de réutiliser les films de l’exposition monographique de l’artiste américain à la Kunsthalle en 1997. Le raffinement de ces agencements sémiotiques fait écho à une salle dédiée au thème du jeu (dangereux), qui expose entre autres des aquarelles de John Kelsey représentant des personnages en train de se battre dans les rues, Le Jeu de la guerre de Guy Debord ou la vidéo du groupe de musique post-situationniste des années 1990 KLF brûlant un million de livres sterling de droits d’auteur. Entre la subversion anti-bourgeoise et l’action directe, le jeu reflète une dimension centrale de l’attitude du dandy, prêt à tout risquer, peu importe le scandale et les victimes collatérales.
Mêlant plaisir des sens – la pièce It’s Golden de Lutz Bacher enrobe d’un film miroitant doré toutes les parois d’une salle par exemple ou, pour mentionner l’une de mes œuvres favorites, ces deux petites toiles de Kai Althoff d’ivrognes bruegeliens aux élégantes tenues paysannes figés dans une étreinte mi-languissante, mi-agressive – plaisir de la raison, plaisir de la curiosité, et plaisir du jeu, cette relecture inclusive de la figure du dandy est une redoutable machinerie curatoriale. Elle est le fruit d’une réflexion et d’une recherche minutieuse afin que chaque pièce du puzzle sélectionnée ne soit jamais celle qui s’emboîterait naturellement, sans pour autant que la moindre œuvre semble anecdotique ou forcée. Ces décalages par rapport au récit traditionnel – blanc et masculin – prennent le risque d’oblitérer l’ambiguïté politique du dandy, à la manière de Barbey d’Aurevilly qui défendait des opinions royalistes ou des mods londoniens dont la misogynie ne les empêchait pas d’emprunter des fringues à leurs copines. Un portrait photo monumental de Kanye West par Heiji Shin en clôture d’exposition dialectise intelligemment cette problématique en montrant un musicien noir atteint de mégalomanie qui a pris parti pour le pouvoir réactionnaire en place.
Engloutie par une année épouvantable, qui se termine par des files d’attente devant le secours populaire, les centres de dépistage du covid-19 et la boutique Louis Vuitton de la Bahnhofstrasse, cette exposition fermée pour raisons sanitaires six jours après son vernissage rayonne du fond de ce nihilisme ambiant comme un antidote à la dépression. Elle propose en même temps un vaccin à multiples spectres pour échapper aux conditionnements en synthétisant et en réactualisant 300 ans de subversion des normes sociales par l’art de la vie. Reste à savoir si ce remède exigeant de déconstruction des identités peut se croiser avec la juste demande de plus grande représentativité des minorités dans les structures culturelles actuelles[2]. Mais n’est-ce pas le propre du dandy, comme des traits de pinceau contingent de Michael Krebber, de n’être qu’une possibilité ?
[1] Le texte de Virginia Woolf est ici préféré à celui de l’auteur masculin Barbey d’Aurevilly qui a écrit une biographie célèbre de Beau Brummell.
[2] Voir mon texte Une erreur d’identification, où je discute d’expositions qui défendent une approche fluide de l’identité au sein d’institutions aux structures peu inclusives