Je connais Myriam et Catalina pour avoir travaillé avec elles à plusieurs reprises à la Ferme du Buisson, un lieu pluridisciplinaire situé en périphérie parisienne, dont j’ai dirigé le centre d’art contemporain de 2007 à 2020. Les projets que nous avons réalisés ensemble ont été déterminants pour moi. Ils ont contribué à sceller notre amitié, mais ont surtout bouleversé ma conception de l’art. Les états sensoriels, énergétiques et imaginaires que j’ai expérimentés avec elles se sont avérés littéralement insensés. En utilisant la danse – leur formation d’origine – comme un outil de lecture et d’écoute qui amplifie l’attention, elles ouvrent la voie à des modes de perception inédits, et sabordent le rapport de nos ressentis au signifiant. C’est sans doute parce que leur pratique récuse nos cadres d’interprétation habituels qu’il est si difficile d’en parler. Nous nous y sommes pourtant efforcées pendant deux ans, en discutant de leur projet commun intitulé la facultad. Initié avant la pandémie avec Emilie Renard du centre d’art contemporain La Galerie à Noisy-le-Sec et la Maison Des Solidarités, ce « cabinet de pratiques » à destination de personnes en situation d’exil et de leurs accompagnant·es s’est ensuite déployé dans divers contextes géographiques et institutionnels, à travers lesquels j’ai essayé de les suivre en tenant une sorte de journal de nos échanges pour témoigner des élans, des interruptions et des hésitations qui rythment la trajectoire de ce monstre à deux têtes en constante mutation.
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- Tu vas être ma thérapeute ?
- Non, non.
- Alors vous nous apprenez des choses ?
- Non… on ne va pas vraiment vous apprendre des choses.
- Ah mais en fait, vous êtes des sorcières, vous voyez des choses !
- Mais toi aussi, tu peux voir des choses.
(Dialogue rapporté par Catalina après la session à Grenoble)
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Grenoble, mars 2021
Myriam et Catalina sont en résidence au Centre de développement chorégraphique national Le Pacifique pour la facultad, restée en suspens depuis le début de la crise sanitaire. Pendant un mois, elles y proposent une permanence quotidienne et m’adressent régulièrement leurs feedbacks sur la journée par messages vocaux. la facultad a été imaginée comme un endroit où étudier des manières de se relier avec des personnes ou des lieux qui ne sont a priori « pas là », comme elles le disent. Il est curieux de constater à quel point cette proposition semble répondre, par ailleurs, à la distanciation sociale qui nous est imposée depuis un an.
ML Ça y est, on a commencé ! C’est fou comme tout à coup c’est concret. Les gens viennent ! Des groupes improbables se forment. Je crois que ce qui me touche le plus en ce moment, c’est déjà être ensemble. On est entre le workshop et une sorte de rituel qui se fabrique parce qu’on tient quelque chose ensemble… Et puis ça glisse…
CI On ne peut jamais savoir dans quel registre de réalité on se trouve. C’est tout en même temps. D’abord, personne ne parle la même langue, mais ça tient sans doute aussi à la façon dont on présente les choses, la plus ouverte possible : « Peut-être que quelqu’un vous accompagne… », « Peut-être que ça vous fait juste du bien… », « Peut-être que… ». On navigue entre plein de manières d’être.
ML En plus, on n’est pas dans l’espace même du Pacifique, on est dans un quartier de périphérie en pleine réhabilitation. Un entre-deux justement. Un collectif d’artistes nous a prêté un appartement. Il faut vraiment t’imaginer un appartement qui vient d’être quitté. Il y a encore le papier peint fuchsia ! Un salon, deux petites chambres. On y reçoit trois fois par jour des personnes qui ont été invitées à venir nous voir pour des différentes raisons. Tout d’abord, on les accueille Il y a une machine à café, des canapés. On se pose. Les personnes ne se connaissent pas entre elles, elles nous voient pour la première fois, elles n’ont pas une idée très claire de ce qu’elles font là. Socialement, c’est un peu…
CI … awkward. Et quand tout le monde est là, on essaie de raconter ce qui nous intéresse.
ML On raconte trois histoires de distance et de proximité. La première, c’est celle d’un astronaute d’Apollo14 qui faisait régulièrement des expériences de télépathie avec quelqu’un resté sur terre en utilisant les cartes de Zener[1].
CI La deuxième, que j’ai présentée ce matin à Anoula et Nessia, c’est quand tu penses à quelqu’un juste au moment où cette personne t’appelle. C’est une façon de rester connecté·e. C’est ça qu’on veut étudier. On raconte enfin l’histoire de quelqu’un qui fait un rêve dans lequel il rencontre un ami. Celui-ci lui parle de tout un tas de choses. Un mois après, il rencontre quelqu’un d’autre dans la rue qui lui répète exactement les mêmes choses. C’est un autre type de connexion, entre le rêve et la réalité.
ML Ces exemples nous permettent de décrire quelques-uns des effets susceptibles d’annuler les distances. Il y a quelque chose là-dedans dont on ignore tout nous-mêmes. la facultad n’est pas une secte dans laquelle on s’exerce à la télépathie parce qu’on y croit ! On est juste curieuses de ça. Mais suffisamment curieuses pour y jouer sérieusement.
CI Ensuite, on propose des jeux par lesquels on s’exerce à vivre, à renforcer, ou à écouter ce type de synchronicité. Le premier est une sorte de chorale à quatre : une personne s’allonge et pense à quelqu’un d’absent·e, ou à un endroit. Puis,une autre personne va toucher le corps de celle qui est allongée et, en le touchant, va laisser venir des images à son esprit,puis les énoncer à voix haute. Une troisième personne est allongée sans rien faire, si ce n’est écouter et recevoir les mots qui émergent tandis que la quatrième, la ou le scribe, prend des notes pour que la personne touchée puisse repartir avec le paysage qui aura été énoncé.
ML On part du présupposé que les images circulent entre le corps touché et la personne qui nomme, que ce qui est décrit ne se passe pas seulement dans la tête de celui ou celle qui parle et que les images peuvent être partagées. C’est proche d’un présupposé télépathique : si imagination il y a, c’est dans l’état d’écoute augmentée.
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Bétonsalon, Paris, juin 2021
On se retrouve toutes les trois pour une rencontre publique à l’occasion d’un cycle de conférences que je donne à Bétonsalon, intitulé Le corps anarchiste : anatomie des associations volontaires[2]. Emilie Renard m’a invitée, dans le cadre de son exposition Le corps fait grève, à proposer ce cycle pour lequel j’ai formulé plusieurs hypothèses de « corps anarchistes ». C’est celle de corps mutualiste dont je veux discuter avec Myriam et Catalina, en lien avec la poursuite de la facultad à Bétonsalon et au CHUM d’Ivry-sur-Seine[3]. Pour cette deuxième séance, il fait anormalement chaud, le public est nombreux, heureux de réinvestir les lieux d’art, de renouer avec ces moments de partage in real life.
Si Catalina et Myriam ont l’habitude de travailler ensemble, la facultad constitue leur première véritable collaboration. Elle fait converger ce qu’elles appellent leurs pratiques, comprenant à la fois leurs singularités – la divination et la communication avec l’invisible (notamment avec les morts) pour Catalina ; les techniques somatiques et d’induction issues de l’hypnose ou de la télépathie et la perception augmentée pour Myriam – et leurs similarités – l’adresse directe au corps des spectateur·rices par la voix ou le toucher, les états liminaux entre veille et sommeil, l’exploration d’autres formes de relations à soi, aux autres et à nos environnements, le potentiel émancipateur de l’activité imaginante.D’ordinaire ouverte à tout public, leur démarche implique cette fois plus particulièrement celles et ceux qu’on appelle aujourd’hui des « migrant·es »[4].
CI la facultad consistait à formuler une invitation radicale à leur intention. À moins de travailler dans une structure d’accompagnement, on ne rencontre pas facilement ces personnes. Il faut faire un geste très volontaire de déségrégation. Ce mot, qui me vient spontanément, est lié à un autre contexte, mais je pense qu’on peut l’utiliser ici parce que ces personnes sont invisibilisées. Pour avoir accès à elles, on a dû contacter tout un tas d’associations locales.
ML la facultad est l’occasion de créer un endroit où être avec des personnes dont on est habituellement séparé·es pour des raisons politiques, économiques et sociales. Il y a une grande violence dans cette séparation. Or, depuis plusieurs années, on a chacune développé des pratiques qui peuvent potentiellement devenir des outils pour la négocier. Il ne s’agit pas de l’éliminer, juste de forcer un peu les choses là où les rapports sont empêchés.
CI la facultad essaie d’inventer d’autres modes de communication. C’est l’écrivaine chicana Gloria Anzaldúa qui nomme cette chose dans Borderlands[5]. Elle écrit en anglais et en espagnol, et le terme de facultad arrive en espagnol. On s’est dit que ça nous convenait, vu qu’on se mêle et se démêle, nous aussi, avec des langues qui ne sont pas les nôtres ! Anzaldúa parle des facultés que peuvent avoir les êtres humains, en lien avec l’extrasensoriel ou des sensations tout le temps là, mais auxquelles on ne prête pas forcément attention. Elle les décrit à la fois comme des tactiques de survie nées des conditions de vie à la frontière de différents mondes, mais aussi comme une opportunité de voir son environnement avec une nouvelle conscience.
ML Ce serait des sortes de superpouvoirs qu’on aurait en chacun·e de nous, mais dont on ignore à peu près tout parce qu’aucune structure ne nous amène à les exercer. Notre travail vise à créer les conditions pour que ces latences se réveillent et nous mettent en relation les un·es avec les autres.
CI la facultad désigne aussi un espace pour étudier ces facultés. La fac, c’est l’endroit où on se retrouve pour apprendre ensemble !
ML L'idée est que la pratique génère des outils au fur et à mesure. En discutant avec toi, Julie, on se disait qu’il y a une sorte de dramaturgie qui se réécrit au quotidien, en fonction des personnes présentes, de la manière dont on s’exprime, de ce qu’on peut faire ou ne pas faire…
CI Une dramaturgie qui s’adapte constamment. Lorsqu’on propose le jeu du paysage-chorale, il peut arriver que quelqu’un dise « Je n’ai pas envie de m’allonger » ou « Je ne veux pas toucher ». Chaque jour demande d’être à l’écoute de ce que chacun·e veut faire, et de ce qui peut nous intéresser. En fonction de ça, on pioche dans nos pratiques respectives comme dans une boîte à outils. Et si une personne revient plusieurs fois, on peut lui proposer autre chose. L’école commencerait à exister de cette manière.
ML Étant donné que l’on nomme ce qu’on voit en touchant la personne, la question qui revient toujours c’est : « Comment tu vois ? ». Le préalable, c’est que ce toucher n’est pas seulement un toucher de massage (pour détendre) ou thérapeutique (pour chercher un symptôme). C’est un toucher qui contient potentiellement la faculté de voir. Mais, effectivement, ça veut dire quoi, voir, quand tu fais ça ? (Elle pose sa main sur l’épaule de Catalina)
CI On essaie de cartographier cette forme d’instabilité à travers les images qu’on nomme et celles qu’on ne nomme pas. Par exemple, on s’attache à ce que les paysages qui apparaissent ne soient jamais cohérents. On a élaboré des règles qui nous empêchent de fixer le signifiant. Si je suis en train de toucher quelqu’un et que je décris en détail une forêt en particulier, je risque de reproduire une image reconnaissable, à laquelle on peut s’identifier. On s’efforce d’échapper à la tendance de l’image à représenter.
ML Julie, tu nous demandais si cette pratique était autogénérative. En effet, on suit un principe de dérive, c’est à dire quelque chose qui va tout le temps faire ça (elle fait un geste de la main qui serpente). J’ai étudié avec des chorégraphes du courant post-moderne : en refusant le modernisme, ils et elles refusaient la figure et la manière dont les choses se manifestent via une grille qui sépare, hiérarchise, évalue. Si l’activité imaginante est émancipatrice, c’est parce qu’elle suppose de lâcher cette grille et tout un tas de patterns préétablis qui nous empêchent de produire d’autres images que celles qu’on connaît déjà. C’est là qu’intervient l’idée de pratique, ou d’exercice, ou d'étude, pour reprendre le terme de Stefano Harney et Fred Moten[6]. Quand on en vient à se dire : « Mais qu’est-ce que c’est que cette forêt ?! ».
Je suis fascinée par leur capacité à se tenir toujours sur une ligne de crête, maintenant cette incertitude qui refuse toute une série de définitions préalables : l’image comme représentation, la relation binaire entre performeur·euse et spectateur·rice, le corps comme siège de l’identité et du sujet, l’autorité de l’artiste, ou l’idée même d'un art participatif…
CI L’idée du refus est venue en parlant avec toi, Julie. Ce qu’on a ressenti à Grenoble, par exemple, était plus proche de l’échappée. Face aux questions qu’on nous posait notamment. Notre mouvement est de constamment esquiver pour ne jamais rester à la même place. Lorsqu’on renonce à un certain récit de soi, on ouvre un espace où il y a des questions qui ne se posent plus (« D’où tu viens ? », « Depuis combien de temps tu es en France ? », « Quel est ton parcours de migration ? », etc.). Il faut garder des espaces occultes. Le droit à l’opacité est non seulement valide mais nécessaire quand il s’agit de garder à l’esprit une tout autre question : comment se mettre en relation à l’autre sans emprunter des chemins balisés ?
Pourrait-on imaginer que le mouvement qu’elles dessinent procède d’une forme de réciprocité – ou de mutualisme, si l’on reprend une terminologie anarchiste[7] ? Je leur parle de ce texte passionnant d’Emma Bigé[8] au sujet du contact improvisation dans lequel elle revient à l’étymologie du mot consensus : se sentir ensemble. Le commun serait de l’ordre du sentir. Elle renvoie à cette notion de « tact » sur laquelle a travaillé Anne Godefroy[9]. Il s’agit de remplacer un toucher objectivant – omniprésent dans notre vie d’adulte, particulièrement quand on est amené·e à toucher, ou à être touché·e, par des personnes qui nous sont étrangères – par un geste qui affecte l’autre autant qu’il nous affecte, et dans lequel il y a cette réciprocité du sentir qui nécessite une forme de coopération pour, comme le dit magnifiquement Fred Moten, « sentir à travers les autres qui sentent à travers toi »[10]. Dans ce jeu de toucher mutualiste que la facultadpropose, il y a une circulation de sensations, d’affects, d’images, de récits, d’un corps à l’autre. Une forme de contagion.
CI Dans notre dispositif, les imaginaires commencent toujours à circuler de manière très littérale. Quelqu’un pose une main sur un genou, voit un champ de grenouilles, le dit. On se met alors à collectiviser les imaginaires : « C’est comme si cette image de grenouille rentrait dans ton genou », « Elle était là », « C’est la grenouille de mon village en fait ». Parfois, on ne sait plus qui a injecté quoi au départ mais, parce qu’on a consenti à rester dans cet espace, on est tout·es pris·es par ça.
ML L’intuition qu’on a, c’est qu’une matière commune est mise en partage. Cette matière peut être le rêve du père qui vient de mourir, les grenouilles, le genou ou autre chose encore.
CI Mais un genou qui ne t’appartient pas. Ça n’est pas « ton » genou.
ML Notre pratique suppose que le corps avec lequel on travaille soit d’emblée considéré comme une catégorie relationnelle. C’est ça qu’on touche. Dans un espace comme la facultad, il y aurait la possibilité d’être autre chose que propriétaire de soi-même. Mais qu’est-ce qui peut s’échanger alors, s’il ne s’agit pas d’une transaction entre individus ? Le paradoxe dans lequel on est prises, c’est de ne pas avoir vécu les mêmes violences que les personnes qui viennent passer du temps avec nous. Il n’est donc pas question de mettre en commun le fait qu’on partagerait la même expérience. Nous-mêmes, on ne sait pas encore vraiment ce qu’on a à échanger. Enfin, ça se clarifie au fur et à mesure qu’on charge moins l’espace de cette culpabilité qui empêche de…
CI … de se trouver les un·es les autres.
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Banlieue grenobloise, décembre 2021
Par terre, devant la cheminée, un après-midi d’hiver. On devait passer quelques jours à la montagne avec Myriam mais la maison de ma grand-mère a été inondée – encore un effet du réchauffement climatique. On est redescendues dans la vallée et on a décidé de ne rien faire. On est fatiguées. On profite d’un moment de calme offert par la sieste des enfants pour revenir sur ce qui s’est passé à la facultad depuis trois mois. Myriam et Catalina travaillent dorénavant avec leur complice de toujours, la danseuse Julie Laporte, avec qui elles vont au CHUM trois fois par semaine.
JP On pourrait rapporter la facultad à ce que Shannon Jackson qualifie d’œuvres d’art sociales[11], mais ces dernières font souvent l’objet de commandes institutionnelles en réponse à un contexte donné, à des nécessités identifiées par une politique publique. La singularité de la facultad est qu’elle émane d’abord d’un désir artistique que des institutions vont ensuite décider de soutenir. Cela fait une grosse différence, je pense, vis-à-vis de la liberté et de la temporalité que vous pouvez vous permettre. Cette année, c’est Bétonsalon et le CHUM qui se sont associés, mais d’autres pourront prendre le relais.
ML Si ça peut fonctionner, c’est surtout grâce à des femmes incroyables – qui sont des alliées politiques – plus qu’à des institutions : Fanny Spano qui est coordinatrice socio-culturelle du CHUM et Émilie Renard qui dirige maintenant Bétonsalon. la facultad ne tiendrait pas sans elles. Elles non plus, je ne sais pas combien de temps elles vont pouvoir tenir. Tu te demandes si tu as les ressources, tu te dis « peut-être trois ans », et tu essaies de garder en tête qu’il est toujours possible de partir, si tu n’en peux plus. Vers la fin de la résidence à Grenoble, on était épuisées. On s’était imposé d’y aller tous les jours en réponse à une urgence : celle de notre colère face à ce que produisent les politiques migratoires. Mais si l’on veut que cela reste tenable pour nous autres artistes, ça ne peut pas être qu’une pratique de care, il faut que l’on crée. Tu vois, cette notion de « response ability »[12] ne peut s’envisager uniquement vis-à-vis de la situation sociale, elle doit aussi t’englober toi-même.
On en a beaucoup discuté avec Julie Laporte. Elle pensait qu’on discriminait les effets de soin, de repos ou de bien être... En fait, toutes ces choses participent de ce qui se passe, mais elles n’en constituent pas le but. Dans toutes nos pratiques, il y a du lâcher-prise, mais la détente physique, qui est aussi une détente psychomentale, permet quant à elled’enclencher des leviers habituellement inhibés par une tension psychosomatique. Le repos peut faire arriver des images par exemple.
En ce moment, on se dit qu’il faut que « ça crée », que ça crée des choses qu’on ne connait pas encore. Qu’il nous faut inventer de nouvelles pratiques et que l’étude sorte pour exister, qu’elle rencontre un public. Si la facultad est un espace d’étude – ou de fabrication de véhicules qui permettent de relier les différents mondes dans lesquels on est pris·es (différentes géographies, mais également les mondes visibles et invisibles, les mondes du rêve et les mondes diurnes) – alors il faut que ces pratiques de déplacement puissent circuler, se transmettre non seulement à des personnes en exil, mais également à d’autres qui se sentiraient concernées par cette question : Comment relier ce qui se tient a priori séparé ?
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Angers-Rome, février-mars 2022
Les mois qui viennent, alors que je suis en résidence à la Villa Médicis, on échange des messages vocaux avec Myriam pour discuter de l’évolution de la facultad.
ML (beaucoup de bruit en arrière-fond)
Julie, Julie, Julie… J’espère que tu m’entends… Je suis dans le train pour Angers…
Je pense beaucoup à toi en ce moment. la facultad a repris, on commence une étape de création avec plusieurs personnes du centre d’hébergement qui ont souhaité nous rejoindre. On ne sait pas ce que ça va donner. Deux fois par semaine, la yourte va se transformer en studio de répétition jusqu’au 27 juin, quand Bétonsalon nous accueillera pour une séance publique.
On aimerait fabriquer deux ou trois nouvelles pratiques à partir de certains effets des séances précédentes. On a identifié trois éléments à partir desquels travailler, qui tournent tous autour du poids et de ce dont il est chargé.
Un jour où Julie L. portait sa jambe, Omar nous a dit qu’elle semblait beaucoup plus lourde que d’habitude : « Quand tu me soulèves comme ça, ça ramène l’Irak ». Il faisait le lien entre la manière dont le poids est pris en charge par quelqu’un et celle dont ça devient un vecteur pour ramener un lieu. En l’occurrence, celui d’où il est parti. On s’est dit qu’on allait travailler là-dessus : qu’est-ce qu’impliquerait le fait de soulever un corps plus lourd que ce qu’il paraît, en l’associant à un récit sur ce qu’il ramène ?
Un deuxième truc qui nous a touchées, c’est d’entendre Hassein dire que chaque jour, il imagine prendre dans ses bras son père, qu’il n’a pas vu depuis quinze ans. Et qu’il sent quand son père sait qu’il l’embrasse, car il y a alors quelque chose qui se passe à l’arrière de son crâne. Ça s’ouvre au niveau de l’occiput. C’est comme un marqueur que le lien s’active. On s’est demandé si on pouvait cartographier ces zones du corps qui opèrent comme des ponts. Et quelle pratique inventer pour enquêter sur ces voies de transit. Pour ce faire, j’ai commencé à réfléchir à une série de questions adressées à certains endroits du corps…
Enfin, il y a eu Bella qui, à chaque fois qu’elle vient à la facultad, se retrouve à flotter au-dessus du Ghana, qu’elle voit d’en-haut du coup. À partir de ça, on pensait à une pratique qui consisterait à alléger, à léviter, à passer au-dessus de la gravité. Comme c’est lourd, on va avoir besoin de props : coussins, matelas, oreillers. Des objets qui modifient l’état du sol.
Les gens nous disent souvent qu’ils se sentent « partir ». Alors on va explorer ces zones de transit, ou les différents états du poids à l’aide d’un système pour le porter collectivement, comme un moyen de partir.
Viens essayer ça en mai si tu es de passage à Paris !
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CHUM, Ivry-sur-Seine, mai 2022
J’arrive aux abords du CHUM. C’est un coin d’Ivry où je ne suis jamais venue. Au milieu de friches industrielles, de zones en construction et de logements ouvriers qui longent la Seine, je retrouve Myriam et Catalina à l’entrée du camp. Je ne m’attendais pas à ça : on dirait une base spatiale. Par une rampe, on accède à la dalle où l’on découvre ce village modulable comme suspendu dans le ciel immense. Les baraquements de bois sont construits sur pilotis. Les tentes circulaires ressemblent à des soucoupes volantes. On passe voir Fanny dans son bureau, elle nous annonce qu’il n’y aura personne d’autre que moi aujourd’hui, puis on rejoint les grandes yourtes où se tiennent les activités. Là, Myriam et Catalina me parlent des difficultés rencontrées, de la présence irrégulière des participant·es, puis elles me proposent de faire une pratique sur laquelle elles ont travaillé récemment, inspirée par l’artiste Guillermo Gomez Pena et qu’elles nomment Chicano Astronaut. Elles m’invitent à m’allonger sur de gros tatamis, des couvertures et des coussins qui me surélèvent et me donnent déjà l’impression de planer. Je ferme les yeux. J’embarque.
« On commence par glisser les mains sous un membre de ton corps. Ce corps est lourd comme du plomb. Comment s’y prendre pour porter ce poids ? On le soulève en écoutant le temps que ça prend de le laisser venir vers nos mains. On redépose. On va chercher d’autres parties du corps en s’approchant pour les soulever, les déplacer, les redéposer. À chaque fois, on se demande de quoi est fait ce poids. De plomb, d’acier, de mercure ? Ce doigt est-il plus lourd que cette tête ? C’est au moment de le soulever que je le saurai, ce sont mes mains qui me le diront, je dois prendre tout le temps nécessaire pour laisser venir ce poids qui m’est complètement inconnu. […] »[13]
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Bruxelles-Paris février 2023
Messages vocaux
Je retrouve des notes éparses dans mes carnets, des bribes de choses que Myriam a commencé à me raconter et qui sont restées en suspens. Au sujet de la facultad, j’ai noté « toute l’expérience déforme/défait les choses » et, plus loin, « ça s’est déglingué ». Pendant que Myriam et Catalina passent une semaine à Bruxelles pour écrire, je leur demande si elles peuvent revenir sur les raisons pour lesquelles le travail à long terme qu’elles envisageaient avec le groupe de dix personnes a « échoué », et ce qu’il a fait émerger qui permettrait de poursuivre la facultad. Elles s’enregistrent pour me raconter ce à quoi elles croient encore.
CI Salut Julie !
ML On te parle depuis le lit devant la fenêtre. Il y a enfin du soleil…
CI On a donc essayé d’aller vers la fabrication d’une forme commune et de mobiliser davantage les personnes du CHUM dans la facultad...
ML … en renversant le rapport de care, en assumant qu’on ne venait plus pour aider mais avec une demande d’engagement à laquelle les personnes pouvaient répondre ou pas.
CI On pensait que proposer une grille plus structurée aiderait à cela. Hélas, les personnes hébergées au centre ne savent jamais combien de temps elles vont y rester. On s’est retrouvées à demander à des gens qui n’ont aucune vision du futur : « Est-ce que vous pouvez venir la semaine prochaine ? ». Or, la question de la présence, c’est justement le drame dans lequel sont ces personnes !
ML Ce qui s’est déglingué, ce sont les grilles à travers lesquelles, a priori, tu engages de la relation ; à travers lesquelles, a priori, tu fais de l’art ; le temps comme matière de la relation, la posture avec laquelle tu tiens éthiquement ce que tu fais. Tout ça s’est déglingué. Tu ne sais plus ce que tu dois faire tenir. Ce qui reste, c’est la magie qui advient à certains moments.
CI En ce qui me concerne, je suis depuis le début de la facultad un chemin qui m’a fait devenir de plus en plus croyante ! (Elle rit) J’ai commencé à prendre plus au sérieux le travail que je fais par ailleurs avec Ana Ortiz, une sorcière urbaine queer en Colombie. Avec elle, je suis dans le processus de quelqu’un qui croit vraiment ; elle a commencé à lire ma pratique du « paysage des morts » comme produisant une connexion psychique – elle appelle ça du channeling. Ce terme anglais est utilisé par les médiums pour désigner un procédé de communication entre un être humain et une entité appartenant à une autre dimension. Ana m’a encouragée à assumer ça. À la facultad, la pratique du paysage est la même, mais je la nomme autrement pour ne pas induire de la méfiance de la part de gens qui ont leur propre spiritualité. Je la place du côté du jeu et de l’imaginaire. En général, je m’intéresse beaucoup aux éléments occultes qui soutiennent parfois les pratiques artistiques – les dimensions énergétiques, invisibles, la communication avec des entités… Mes performances sont elles aussi nourries par une écologie spirituelle que je ne mets pas forcément en avant.
ML Moi, j’ai découvert ces choses en les faisant, sans aucun référentiel théorique ou culturel pour me faire dire « c’est magique ». Au fil de mes expériences, j’ai été témoin de phénomènes que je ne pouvais pas du tout expliquer. S’il y a un truc auquel je crois, c’est qu’il existe une puissance imaginante dont les effets m’échappent. Qui nous fait faire… autre chose que ce qu’on ferait habituellement, qui nous fait nous relier, entendre différemment, en modifiant sensoriellement nos systèmes de perception.
Ce que tu décris Catalina, cet état en nous qui change, cette écoute, l’opération des images, la manière dont ça nous traverse, c’est clairement quelque chose qui m’arrive à moi aussi… et j’adore ça ! Il y a une érotique, une sensorialité qui se déploie là-dedans, qui amplifie tout. C’est puissamment performatif. Je reste cependant prudente face à certains termes et à la responsabilité que ça implique de les employer. Au final, ça dépend toujours de la manière dont l’autre va consentir, dont iel s’engage à y croire avec nous.
CI C’est aussi ce que dit Ana Ortiz : tu ne peux rien faire si l’autre n’ouvre pas la porte. Je pense que la facultad fait de la magie, dans les pratiques mais aussi dans un type d’écoute auquel on est particulièrement sensibles, toi et moi. On n’essaie pas d’expliciter les liens de manière logique – on se permet des sauts, des associations, qui suivent d’autres logiques, non rationnelles. On n’a pas besoin de dire pourquoi on pense à telle image ou à tel texte quand on pose notre main à tel endroit. On peut se contenter de dire : « Ça m’arrive ». Ça arrive dans cet espace collectif alors il faut que je le dise – c’est ça qui relève de la magie. C’est différent d’un souvenir personnel.
ML Pour ma part, le fait que ce qui se manifeste n’est pas en moi ou à moi procède plutôt d’une volonté philosophique ou politique. Les situations qu’on a inventées ensemble seraient justement des moyens de se déplacer de cet endroit-là : le moi. On met en place d’autres critères de compréhension que ceux qui consistent à évaluer, à organiser, ou à soutenir une cohérence. Il y a un truc dans notre façon d’écouter qui cède, qui s’ouvre.
CI Quelque chose qui rejette l’illusion que les mots suffiraient à nous comprendre les un·es les autres, et qui active d’autres formes d’attunement[14]. Cette écoute ultra fine que nous développons réciproquement nous conduit dans unendroit étrange où nous pouvons mettre des choses en partage au-delà de la pratique elle-même. Un endroit de socialité.
ML Là je pense à toi, Julie, et à ta notion de mutualisme, qu’on pourrait utiliser pour désigner, dans la facultad, la mise en commun de phénomènes inaudibles et invisibles qui nous font sortir de nous-mêmes. Ça nous amène à défaire la manière dont on a cru qu’on se possédait, qu'on était un corps, une personne. Parce qu’à l’intérieur de cette situation de dépossession, si on en a le désir ou la curiosité, on peut apprendre un truc d’une puissance phénoménale !
CI À l’avenir, on imagine que la facultad pourrait prendre la forme de study groups, un espace de rencontres improbables entre des publics très différents, qu’on activerait plus ponctuellement. Cela permettrait de lever la pression sur la présence. On n’aurait besoin que d’un espace et de partenaires dans le champ social. On pourrait inviter des personnes qui s’interrogent comme nous sur les manières de bouger avec « d’autres que soi ». J’entends « soi » dans son acception la plus restreinte : classe sociale, couleur de peau, genre, etc...
ML Des personnes qui désirent ces déplacements, avec lesquelles on partage une conscience politique. Car la facultad n’est pas seulement une activité analytique, c’est aussi une activité de soutien qui demande un engagement. Peut-être que cette magie dont on parle est politique justement.
CI Parce qu’elle témoigne du pouvoir qu’on a de se connecter au-delà des séparations qu’on nous impose.
[1] Les cartes de Zener sont utilisées pour mener des expériences de perception extrasensorielle.
[2] « Le corps anarchiste : anatomie des associations volontaires », Bétonsalon-centre d’art et de recherche, Paris, mai-juillet 2021
[3] Centre d’Hébergement d’Urgence pour Migrants
[4] Selon le Haut-Commissariat des Nations Unis pour les Réfugiés, « est considéré comme migrant tout individu qui n’est pas considéré comme réfugié et qui a quitté son pays d’origine et est en chemin vers un autre, quelles que soient les raisons de son départ »
[5] Gloria Anzaldúa, « Entering into the Serpent », Borderlands / La Frontera: The New Mestiza, (1987), San Francisco, Aunt Lute Books, 2021
[6] Les sous-communs : planification fugitive et étude noire, Paris, Brook, 2022
[7] Voir Clarence Lee Swartz, What is mutualism? (en collaboration avec The Mutualist Associates, 1927), republié par www.panarchy.org, 2019
[8] « Danser l’anarchie : théories et pratiques anarchistes dans le Judson Dance Theater, Grand Union et le Contact Improvisation », Revista Brasileira de Estudos da Presença – Brazilian Journal on Presence Studies, février 2020, https://hal.science/hal-02464705
[9] « Les dessous du Corps-Objet : une pratique du tact », Corps-Objet-Image, n°1, Strasbourg, février 2015
[10] « Hapticalité ou amour », in Stefano Harney & Fred Moten, Les sous-communs : planification fugitive et étude noire, Brook, Paris, 2022, p. 97
[11] Shannon Jackson, Social Works : Performing art, supporting publics, New York, Routledge, 2011
[12] Ce jeu de mot sur responsabilité et faculté de répondre a été formulé par le compositeur américain John Cage (Silence : Letters and Writings, Midletown, Wesleyan University Press, 2011, p.10).
[13] Extrait de notes de travail rédigées par les artistes
[14] Cet accord est la réactivité que nous avons à l’égard d’une autre personne. C’est le processus par lequel nous établissons des relations. Dans la pensée de Daniel J. Siegel, lorsque nous nous accordons avec les autres, nous permettons à notre propre état interne de changer, d’entrer en résonance avec le monde intérieur de l’autre. Cette résonance est au cœur du sentiment important de se « sentir senti » qui émerge dans des relations étroites.