Contradictory Statements: exposer la performance?
L’origine artistique de la performance est rattachée historiquement au moment des néo-avant-gardes. Une histoire communément acceptée la décrit comme ce qui surgit pour subvertir l’articulation des anciens médiums qui maintiennent l’idéologie bourgeoise de l’art. Mais en s’inscrivant dans le champ de l’art contemporain, le caractère transgressif de la performance est comme suspendu par le fait d’être rendu public. Le médium de la performance est une formule antinomique. Car ce qui vient légitimer la performance lui retire, dans le simple fait de la nommer, son caractère disruptif. En résumé, c'est la médiation de la performance qui pose un problème.
La performance divise l’activité pensée comme présence et sa documentation comme trace. Cette conception de la performance naturalise le temps réel et réifie son histoire. Dans la répétition des actes performatifs, toujours autres, s’articule une tension dialectique entre une action d’origine, après laquelle la discipline ne cesse de courir, et une institutionnalisation qui ne lui rend pas justice. Contradictory Statements se loge au cœur de ce problème pour répondre simultanément au caractère événementiel de la performance et à son historicisation. Face au temps naturalisé de l’activité, elle réintroduit un degré de négativité dans la performance en contexte artistique. Face à l’historicisation, elle replace la performance dans le cadre d’un questionnement plus général sur le performatif[1].
Contradictory Statements prend son titre d’une vidéo de 1979 de l’artiste américain John Miller ; une œuvre de jeunesse d’une figure de la génération post-conceptuelle. Cette étrange captation réalisée en filmant dans un miroir – ce qui donne un aspect spectral à ses protagonistes – est produite par l’artiste lorsqu’il était encore étudiant à CalArt. Elle a récemment refait surface sous la forme d’une copie digitale accessible sur Youtube de la bande vidéo originale. Contradictory Statements n’est donc pas une création originale, ni une nouvelle création, mais dérive d’une proposition existante. Elle émerge à partir d’une œuvre qui évoque un trop tôt / trop tard : trop tôt dans la carrière d’un jeune artiste, trop tard pour le canon historique de l’art vidéo. Cette qualité spectrale permet de mesurer une distance historique. Contrairement à la rencontre opportune entre l’arrivée de la technologie vidéo et le développement de la performance qui exploitait notamment les nouvelles possibilités du feedback, Contradictory Statements évite la reconnaissance dans l’image. Une différence historique est soulignée entre un certain potentiel du feedback et le flux constamment mis à jour d’images-données autour desquelles s'articule la production des subjectivités contemporaines.
L’exposition n’est pas le prétexte à une performance étendue sur la durée, mais articule plutôt la performance avec des automatismes de programmation et de capture. Ainsi, en amont et en aval de chaque prise de parole, un dispositif canalise les corps et leur voix. L’acte performatif, désigné ici comme un acte de production d’énoncées, est enserré entre un moment qui le précède et le conditionne et celui de son écriture qui en laisse une trace. Au sein de ce parcours strictement défini, un élément conserve un haut degré de contingence : les énoncées produits par les corps présents sur scène. En exposant cette chaîne de conditionnements et de captures, les artistes se situent à contre-courant d’une articulation de la performance avec un dispositif de spectacularisation, que ce soit par l'image animée ou la série de photographies, supports historiques de prédilection. Contradictory Statements s’inscrit contre une certaine écriture multimédia de la performance, contre une articulation du visible et du lisible qui cherche à créer un effet de présence pleine[2].
Langage performatif et programmation
Les énoncées des performeurs se suivent à un rythme plus ou moins soutenu. Les contradictions successives portent sur le contenu sémantique d’une phrase ou sur sa portée sémiotique. D’autres types d'enchaînements sont courants : le refus de jouer le jeu, le silence dans l’impasse, l’erreur. Les enchaînements peuvent être parfaitement logiques, ou absurdes. Les énoncées sont souvent de type déclaratif. Ils oscillent entre la fonction référentielle et la fonction métalinguistique. L’interprétation de la notion de contradiction est donc lâche et offre une marge d’erreur aux participants. On peut apprécier l’humour, des pièges tendus par certains ou des ouvertures qui relancent un exercice qui semblait mal embarqué. Les exercices sont comparables entre eux, et plus ou moins réussis. Ainsi, la qualité de la performance se prête au jugement. Mais l’exercice contient aussi une forme de provocation face à celui-ci : l’imperfection des énoncées constitue un pied-de-nez à une certaine conception du performatif. L’incapacité d’une pensée à s’exécuter déjoue la conception fonctionnaliste et rationaliste de l’exercice de penser, en d’autres termes, sa performance[3]. Les performeurs se trouvent dans un contexte qui produit sur eux une sommation de s’exécuter, de penser. Mais leur impuissance occasionnelle transmet au public l’intuition d’un effondrement. À la sommation d’une pensée performante répond le travail de la pensée non-opérante. Le moment de la pensée émerge en négatif comme une production dont la qualité est de différer (à partir) de la programmation et du scriptural. L’exposition Contradictory Statements, en tant que programmation de la performance, expose la dépendance des conditions de production d’énoncées à d’un dispositif de capture, de programmation et d’écriture.
Avec l’émergence de l’informatique, le langage, modèle par excellence de la pensée, se déplace vers le modèle de la programmation. Ce faisant, il délaisse l’acte de pensée comme pure différence sans contenu. Contradictory Statements reconnecte l’émergence de la performance en tant que discipline artistique avec celle du capitalisme cognitif. Les progrès de la cybernétique et son influence sur les nouvelles technologies constituent de nouvelles modélisations finies de la pensée comme programme. Dans une société de contrôle, la notion de performance est internalisée par l’individu et constituée comme forme de subjectivation. La performativité est disciplinaire dans sa façon de disposer du travail de l’esprit[4], de l’extraction à la quantification et à la capitalisation de la force du travail intellectuel. Ce rapport à ce qui doit être pensé ne peut nous éviter un détour par la condition de la théorie contemporaine et certaines tendances qui s’appuient sur une utilisation quasi-tautologique de la notion de performativité. Trop souvent, une circularité dialectique assigne la performance à la production dans une forme de cercle vicieux. Ce rabat laisse de côté un excédent, ou un manque, ce qui advient dans l’insistance de la pensée comme différence et comme inadéquation. Dans Contradictory Statements, ce qui arrive à l'individu arrive collatéralement au collectif. L'intersubjectivité existe tout autant comme enchaînement de propositions défaillantes, non-fonctionnelles. La participation n'a donc pas pour horizon la communication entre les individus, mais la création de failles dans un travail qui ne cesse de différer.
Avant et après : programmer la performance
La collaboration entre Selina Grüter et Michèle Graf a débuté par la création de pièces qui jouaient avec les possibilités de la programmation informatique. Cela n’a rien d’anodin. Les artistes sont passées de la programmation du code à la programmation de la performance. Dans Contradictory Statements, la performance est programmée. Le script de l'action est entièrement disponible à l’avance. Celui-ci indique les horaires, l’ordre des prises de paroles. Il révèle de la performance une structure vide qu’il restera à remplir. Cet usage du script peut être mis en perspective avec des usages historiques[5] ; des systèmes de notation et de composition de la musique post-caegienne, de la danse minimaliste, du happening, des instructions de performances Fluxus, jusqu’aux œuvres d’art conceptuelles qui utilisent le langage. Dans ce moment charnière des années 1960, descriptions, instructions, jeux de langages sont largement utilisés pour ouvrir une question vertigineuse qui concerne la performance en premier lieu : l’articulation problématique du langage et de l’événement. Performativité du langage et devenir lisible de l'activité entrent en dialogue mutuel alors que la localisation physique de l’œuvre se perd entre virtualité possible et matérialisations multiples. Le texte vient parfois décrire des actions qui sont des œuvres ; il peut aussi fonctionner comme une partition abstraite que l’événement vient réaliser ; ou encore un générique, une version de l’œuvre qui en est simultanément une occurrence et sa définition.
Le titre Contradictory Statements comporte une réflexivité retorse dans son rapport au jeu entre le langage et l'action. Il définit bien l'acte performatif qui doit avoir lieu, mais il renvoie aussi au langage comme événement ou comme acte performatif paradoxal. La proposition Contradictory Statements est un oxymore paradoxal, autoréférentiel et performatif. Elle fait ce qu’il dit, mais, ce faisant, se contredit. Elle agit comme un modèle idéal que les occurrences de la performance n’auront de cesse d’exécuter et de fuir simultanément. Cette qualité réflexive dote l'œuvre d’un caractère générique qui lui permet de s'adresser à la performance en général, comme médium, dans ce qu'elle a de disciplinaire.
La notion de Statement est connotée historiquement. Elle emprunte à la qualité affirmative du manifeste dans l’espace public, c'est-à-dire une certaine conception de l'action. Mais elle en serait une version mise à jour, adaptée à une destinée interne au système professionnalisé de l’art contemporain. Le Statement émerge dans l’art contemporain en empruntant au développement de stratégies de marketing et de branding[6]. Certains artistes conceptuels l'utilisent comme un métalangage pour orienter la lecture des œuvres : Sol Lewitt et ses Sentences on Conceptual Art (1968) (« the idea is the machine that makes the art »), Lawrence Weiner et sa Declaration of Intent (1968) («1. The artist may construct the piece. 2. The piece may be fabricated. 3. The piece need not be built. ») en sont des exemples canoniques. Ces artistes sont engagés simultanément dans une critique de la présence tel qu'elle formate le discours du minimalisme, ainsi que du positivisme de la philosophie analytique et de son tournant linguistique : Ian Wilson, There is a Discussion ; Mel Bochner, Language is not Transparent (1969). Cette critique du langage comme information s'opère aussi par le jeu d'esprit, le paradoxe, qu'il soit interne au langage ou dans le rapport du texte à l'image : Luis Camnitzer, This is a Mirror and you are a writen sentence (1968) ;John Baldessari, I will not make any more boring art (1971) ; Bas Jan Ader, I am too Sad to tell you (1971). L'utilisation de l'enregistrement est une autre forme de scriptural qui vient déconstruire l'activité : John Cage, 4’33, Christine Koslov, Information (no Theory) (1970), Bruce Nauman, Audio-Video Underground Chamber, (1972), David Lamelas, Time as Activity, 1971.
Contradictory Statements s’inscrit dans la filiation de cette critique de la communication qui enquête sur la façon dont la technologie participe et modifie les conditions du langage. La citation de ces modèles est stratégique. Elle permet une comparaison qui questionne l'institutionnalisation de la culture. Les pratiques de l'époque réagissaient à la synthèse électronique multimédia (absorption des corps, externalisation des facultés de l'esprit) par l'adoption de la dématérialisation et du deskilling de la pratique artistique, théoriquement soutenu par les discours sur la mort de l’auteur et l’anti-subjectivisme. Mais la question du sujet ne se posait pas de la même façon. L'infrastructure cybernétique n’était pas encore déployée et n’envisageait pas la généralisation du travail immatériel. En faisant de la pensée le sujet de la performance, il ne s’agit plus de produire un impersonnel, de l'universel, de désubjectiver, mais de produire la pensée comme différence face à la performance comme production.
La condition digitale contemporaine parvient à maintenir l'illusion au sujet de la nécessité de la production. Elle conditionne le sujet à la performance. En intégrant et en gérant la modularisation des temporalités, elle ouvre un rapport pathologique à la production. Le rapport à la temporalité de la performance manifeste cette schizophrénie pathologique du travail immatériel. La répétition historique de la performance, non plus envisagée comme surgissement, mais comme médium, réintègre une forme de négativité contre cette programmation du temps de l'activité. Dans l'exposition, le collectif participe et fait l'apprentissage d'une production qui refuse l'intégration de la performance dans le langage comme communication pour dénoncer les conditions disciplinaires de l'égalitarisme démocratique.
Un poster imprimé sur aluminium accroché dans la seconde pièce, au fond de l’espace d'exposition, ne se donne à voir que dans un second temps. Il se réfère à l'utilisation de la définition dans l’art conceptuel et à l'esthétique de Joseph Kosuth notamment. Cet autre Statement rend plus évident la dénonciation du rapport problématique de la performance à l’espace public.
Dans une sphère publique consensuelle dans laquelle croît le travail de la culture, la performance est devenue trop opérationnelle. La programmation de la performance distille une subtile forme de négativité qui s'adresse aux conditions de production du travail intellectuel contemporain, à son extraction, à sa valorisation par l’interface digitale. Si Contradictory Statements se positionne dans notre condition digitale, c’est pour suggérer une fuite, une déviance face à la normalisation des procédés et à leur internalisation progressive. Le projet de synthèse sémiotique de l’infrastructure digitale entraîne une marchandisation du rapport entre soi et l'intelligence collective. Sa critique passe par l'exploration et le déploiement de formes stratégiques de non-opérabilité de la pensée[7].
[1] Voir Sven Lütticken, « General Performance », in History in Motion, Time in the Age of the Moving Image, Sternberg Press, Berlin, 2013.
[2] Jacques Derrida, « Signature, Événement Contexte », in Marges de la philosophie, Éd. Minuit, Paris, 1972.
[3] Voir Sabeth Buchmann, Denken Gegen das Denken, Produktion – Technologie - Subjektivität bei Sol LeWitt, Yvonne Rainer und Hélio Oiticica, b_books, Berlin, 2007.
[4] Voir Franco Berardi, The Soul at Work, Cambridge Mass., 2009.
[5] Voir Liz Kotz, « Post-Cagean Aesthetics and the ‹Event› Score », October, Vol. 95 (hiver 2001), p. 54-89.
[6] Voir Alexander Albero, The Politics of Publicity, MIT Press, Cambridge Mass., 2003.
[7] Martin Ebner, Florian Zeifang (éd.), Poor Man’s Expression, Experimental Film, Conceptual Art, Sternberg Press, Berlin, 2011.