Hannah Weinberger insiste souvent sur le fait qu'une exposition n'existe pas lorsqu'il n'y a pas de spectateurs dans la ou les salles. C'est ce point de vue qu'elle a voulu faire valoir dans sa monographie au Centre d'Art Contemporain Genève: lorsque personne n'est en présence des œuvres, celles-ci, de nature installative et sonore, ne fonctionnent pas – le silence est un silence propre à leur inactivité. Le public n'est pas contingent pour l'artiste. Il donne une raison d'être à ses œuvres en leur permettant de réaliser pleinement leur potentiel puisqu'elles sont interactives et que leur forme, par conséquent, fluctue.
Pénétrer dans l'exposition d'Hannah Weinberger engage donc sa mise en route. Une première intervention attend les spectateurs dans le hall d'entrée; différentes radios internationales sont diffusées en temps réel et changent à chaque passage – me concernant, j'ai été accueillie par la chanson Torn de Natalia Imbruglia. Ensuite, les deuxième et troisième étages sont chacun entièrement occupés par une installation au caractère très différent. On se retrouve soudainement partie intégrante de deux espaces, transformés avec peu de moyens de façon extrêmement puissante. Alors que la première installation plonge le public dans la pénombre et dans une ambiance de parking souterrain, tout en lui renvoyant son image filmée de dos et démultipliée, l'autre installation contraste par sa luminosité: les éclairages sont agressifs et les murs et parois recouverts d'un rideau blanc aux plis réguliers.
Chaque installation comprend une dimension sonore activée par la présence des spectateurs et par leurs déplacements. Leur mécanisme repose sur des capteurs infrarouges sensibles à la température du corps. Ces capteurs déclenchent une bande-son fondée sur un algorithme. D'une visite de l'exposition à l'autre, la composition sonore n'est donc jamais la même, puisqu'elle varie en fonction de différents paramètres (le chemin suivi, les pauses, la simultanéité des spectateurs et leur nombre, etc.). Alors qu'on entend, à l'étage inférieur, des nappes de sons synthétiques comme échappées d'une nuit de fête, ce sont des percussions, avec notamment des battements ronds et secs et des bruits tympaniques, qui s'abattent sur les spectateurs et les assaillent ici et là, dans l'espace immaculé du troisième étage.
Bien qu'utile – il a pour fonction d'absorber les échos –, le tissu déployé le long des parois gomme la spécificité des lieux et la souligne à la fois, d'autant plus que les spots et néons vifs viennent les mettre en évidence. La superficie et la structure de l'étage en sont accentuées. Le regard ne peut s'accrocher qu'à cela et aux détails encore apparents. Il scrute le sol et ses poutres de bois, le plafond, les marques diverses, et il considère avec méfiance les haut-parleurs et les petites boîtes noires présentes un peu partout, puisque la mise en scène laisse clairement entrevoir le système audio et les capteurs infrarouges fixés à des barres métalliques.
Ce contexte à la technologie ostentatoire ne saurait conduire à interpréter l'installation comme une critique des moyens techniques utilisés tous les jours, ni comme une soumission à ceux-ci. Hannah Weinberger les emploie pour ce qu'ils sont, des outils, et fait ressortir le rôle joué par chacun à leur égard. Ainsi, l'exposition ne brode pas une réflexion sur l'excès de dispositifs de surveillance auxquels on est toujours plus confrontés. Sa réussite tient à l'expérience primaire proposée par l'artiste: l'on est désigné comme des corps, dans un lieu et un temps donnés, et l'on est mis face à l'instant présent, sur le plan avant tout sensoriel. Ces installations tendent aux spectateurs le piège de l'événement à venir: désormais, tout peut arriver et ils y participeront. Sobre et élémentaire, le décor repose quasi entièrement sur le choix de la couleur blanche, réfléchissant la lumière, neutralisant l'espace et le rendant artificiel, et, en dépit peut-être de l'intention de l'artiste, sur la symbolique du rideau, signe de la théâtralité et du jeu. Le rideau semble être tombé sur une scène sur laquelle il ne se lève plus. L'artiste avait déjà utilisé cet artifice dans de précédentes installations, de manière partielle comme à l'échelle d'une pièce (par exemple, You can just reach for me, 2017, à la Kunstverein Braunschweig, et When Time Lies, 2018, à la Villa Merkel, Esslingen am Neckar).
Un jour, seule dans l'exposition au troisième étage, je commence à déambuler et à explorer les lieux à la fois familiers et méconnaissables. Tantôt je laisse traîner mon regard sur le sol, tantôt je détaille l'installation. Rien ne se passe. Je suis impatiente parce que je sais que je dois entendre du son et que je vais l'influencer d'une façon ou d'une autre. Je regrette de le savoir car je me mets à chercher les capteurs. Ils sont là et ils sont visibles. Les premiers battements retentissent et le choc est immense. Je poursuis mon parcours, je reviens en arrière, j'écoute, les battements pleuvent. Je réussis à les anticiper en trichant un peu et en marchant de plus en plus pour les provoquer. Ils se font attendre, parfois retentissent en cascade, s'évanouissent. Si j'ai d'abord regretté d'en savoir trop et d'être ainsi incapable de me laisser faire, je finis par me livrer à l'installation qui me happe. Il y a quelque chose de l'ordre d'une lutte entre soi et les sons vigoureux, vivants, étrangement intérieurs, de qui attrapera l'autre en premier. J'étais seule dans l'exposition à cette heure-là de ce jour-là et je n'ai jamais autant désiré être surprise par l'interaction d'autres spectateurs avec l'œuvre, afin de voir jusqu'où la composition pouvait se développer. Je suis restée seule.