Écrire un commentaire sur une exposition de Ketty La Rocca est un exercice délicat. Qui plus est lorsque le titre de cette exposition cite une œuvre de l’artiste qui a incarné toute la méfiance que celle-ci vouait à l’encontre du langage de la critique, dont une élite académique et culturelle – forcément masculine – avait fait son terrain de jeu dans l’Italie d’après-guerre. Dal momento in cui…, qui donne donc son nom à l’exposition monographique à Fri Art qui retrace les quelque dix ans qu’a duré la carrière de l’artiste italienne, est un texte qui, s’il est syntaxiquement correct, n’a pourtant aucun sens. Il est construit comme une longue phrase sans ponctuation, dans laquelle mots et locutions s’accumulent sans jamais aboutir. Cette surenchère de formules compliquées et de termes savants parodie le jargon élitiste et le pousse à l’absurde en vidant le texte de sa substance sémantique jusqu’à en rendre l’interprétation impossible. [1] L’œuvre est exposée sous la forme d’un petit cadre réalisé en 1971 dans lequel une version dactylographiée et une version manuscrite du texte se côtoient. Suite à cette œuvre, le même texte apparaît de manière récurrente et sous de nombreuses formes – écrite, mais aussi récitée dans le cadre de performances – dans les œuvres de l’artiste italienne jusqu’à sa mort en 1976, à seulement 37 ans. À chaque utilisation, Dal momento in cui… a servi à Ketty La Rocca à révéler comment le langage pouvait perdre sa fonction d’outil de communication et devenir un mécanisme d’exclusion en limitant l’accès à l’information aux seules personnes capables de déchiffrer ce vocabulaire excessivement abstrait.
Dans l’exposition, non loin du petit cadre, une œuvre de la série des Riduzioni offre un exemple des réutilisations de ce texte. Photo 13, Riduzioni (1973) se présente comme un triptyque avec, de gauche à droite : la couverture d’un magazine sur laquelle on voit une femme de dos, dénudée et agenouillée entre les jambes d’un homme, visage tourné vers le haut dans une attitude docile ; un schéma de cette image, dont les lignes sont marquées par du texte calligraphié ; enfin, ces mêmes lignes « réduites » signalées cette fois par de simples traits à l’encre. Le texte utilisé pour esquisser le schéma de la photographie dans la partie centrale du triptyque est celui de Dal momento in cui…, alors que les éléments textuels de la couverture sont substitués par une répétition du mot « you » en anglais. Dans cette utilisation de Dal momento in cui…, ce n’est plus seulement de son sens que le texte est dépourvu, mais de sa fonction textuelle même. Les mots sont pratiquement illisibles : ils ne servent plus qu’à tracer les contours sinueux des corps sur l’image. Ce texte écrit à la main devient ici une manifestation de la subjectivité de l’artiste, comme si Ketty La Rocca cherchait à s’insérer directement dans l’image, à insuffler une identité à cette femme réduite à un simple corps. Lorsque, dans Dal momento in cui… (1971), Ketty La Rocca recopiait le texte à la main, c’était comme pour faire siens ces termes élitistes qui ne voulaient rien dire. Dans Photo 13, Riduzioni (1973), ce même texte est devenu le véhicule à travers lequel s’exprime l’artiste, non pas en investissant ces mots d’une quelconque signification, mais par la matérialité même de la calligraphie. À ce « je » de l’artiste qui se donne à voir physiquement dans les pattes de mouche, fait écho un autre, visible dans la succession de « you you you you … », qui semble prendre à partie le public. Il y a donc un « je » sujet et un « tu » objet – même plusieurs – qui s’établissent. Ou plutôt le contraire : des « tu » sujets pour un « je » objet, comme une multiplicité de regards complices scrutant à la fois le corps de cette femme exhibée sur la couverture du magazine, et l’artiste – à travers son écriture et son œuvre.
Cette double interpellation du public fait écho à ce qui semble avoir été la source, elle-même double, d’un sentiment d’injustice pour Ketty La Rocca : celui d’être tributaire d’un regard et d’un langage fondamentalement sexistes – tant en tant qu’artiste par une critique sectaire qu’en tant que femme par une société rétrograde. Une des rares sculptures réalisées par l’artiste italienne, et la seule dans l’exposition à Fri Art, matérialise ce sentiment d’aliénation qui la tourmentait. Il s’agit d’un grand j en PVC noir presque à taille humaine, un « je » (comme la lettre se prononce en italien) anthropomorphisé avec sa petite tête ronde, comme un alter ego symbolisant cette dissociation à travers laquelle une partie de l’artiste reste prisonnière de son œuvre, à la merci de la critique. Bien que, le plus souvent, cette critique si masculine négligeait tout bonnement de considérer le travail de l’artiste, elle n’en restait pas moins, dans la toute-puissance de son autorité, une menace pour l’intégrité de cette identité fissurée. Tout au long de sa carrière, c’est ce sentiment de vulnérabilité forcée – à la fois en tant qu’artiste et en tant que femme – et la méfiance envers un langage hostile qui ont servi d’amorce à Ketty La Rocca et qu’elle a convertis en moteur même de sa créativité. Déjà dans ses toutes premières œuvres, – une série de collages des années 1964-1965 qui constituent la grande majorité des œuvres exposées à Fri Art – l’artiste s’en prenait à la manière dont les médias de masse construisaient une image étriquée des femmes à travers la superficialité d’un discours textuel et visuel objectifiant.
Les débuts de la pratique artistique de Ketty La Rocca remontent à son affiliation au Gruppo 70, un collectif florentin d’artistes, poètes et intellectuel·les fondé, comme son nom ne l’indique pas, en 1963 et dont le travail interdisciplinaire cherchait à rapprocher la création artistique du langage de la société moderne tout en portant un regard critique sur la culture de masse et la société de consommation. C’est en particulier grâce à la poesia visiva – une pratique à la croisée entre l’écriture et les arts visuels caractéristique de la neoavanguardia italienne – que les membres du groupe expérimentent de nouveaux formats plus en phase avec les formes de langage et les moyens de communication modernes. Dans cette lignée, les premières œuvres de Ketty La Rocca sont des collages qui juxtaposent des images et fragments de texte découpés dans des journaux et magazines de grande circulation pour créer des compositions qui détournent de manière caustique les codes de la presse à sensation et de la publicité. Ce sont ces collages de 1964-1965 qui constituent la majorité des œuvres exposées à Fri Art. Dans l’un d’eux, on reconnaît par exemple un élément d’engin spatial et un autre objet non identifié dont la partie centrale évoque un visage souriant, assortis du texte : « nervi distesi / NUOVE SOSPENSIONI HYDROLASTIC ». [2] Le jeu de mots combine une référence à la culture du bien-être et un slogan publicitaire pour des amortisseurs hydrauliques pour voitures, faisant ainsi implicitement référence au corps-machine et à l’impératif de performance et de productivité dans une économie industrielle et postindustrielle alors en plein boom. Tout en maniant l’ambiguïté, le double sens, l’insinuation ou encore le pastiche, ces œuvres de Ketty La Rocca décryptent la « rhétorique » des médias de masse, et plus particulièrement la publicité, afin de rendre apparente l’idéologie qui opère souvent de manière subliminale sur leur audience. [3]
Souvent, Ketty La Rocca use de cette stratégie pour donner une tournure féministe à la poesia visiva. Nombre de ses collages incluent ainsi des images de femmes ou des fragments de corps féminins, tandis que les textes évoquent des produits de beauté ou les archétypes de la presse féminine. Sur un collage exposé, un slogan affirme ainsi « è quello che ci vuole / PER I VOSTRI PREZIOSI ‘PEZZI’ » [4] en écho à l’image d’une femme qui ne semble être vêtue que d’un luxueux bracelet. Un autre présente l’aisselle d’une femme accompagnée du texte « DIARIO DEL/la donna che lavora / io devo radermi tutti i giorni… ». [5] Ces œuvres moquent l’image non seulement stéréotypée, mais surtout injonctive de la féminité que la presse commerciale promouvait. Et en particulier, c’est au poids du dogme patriarcal dans la fabrication de cette image qu’elles s’attaquent. Dans une approche presque dadaesque, Ketty La Rocca a recours dans ses collages à l’absurde et à l’humour non comme une fin en soi, mais pour formuler une critique acerbe à l’encontre de la société, notamment en ce qui concerne la condition des femmes dans la culture italienne à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et du fascisme.
Dans l’Italie d’après-guerre, les femmes étaient aux prises avec deux systèmes d’oppression simultanés : d’une part, elles évoluaient dans une culture conservatrice encore fortement conditionnée par la morale catholique ; d’autre part, elles étaient confrontées à l’irruption de la société de consommation et à son lot de stéréotypes sur l’image de la « femme moderne ». Sous couvert de slogans émancipateurs, la modernité n’était donc pas synonyme d’égalité pour les femmes, mais simplement de leur assujettissement à une autre forme de conditionnement prescriptif. C’est dans le contexte de cette double entrave à l’émancipation que naissent, à partir des années 1960, les mouvements de la deuxième vague féministe en Italie, précisément durant la période d’activité artistique de Ketty La Rocca. Si elle n’était pas officiellement liée à l’un de ces mouvements, elle n’en demeurait pas moins très proche, puisque le féminisme de ces années se concentrait en grande partie dans les cercles culturels, et particulièrement autour de la personne de Carla Lonzi. Cette rare figure féminine dans le milieu de la critique d’art en Italie se consacrait à la remise en question du pouvoir des critiques face à la création. Elle leur reprochait de se servir de leur rôle pour fabriquer un mythe artistique exclusif qui dédaignait de nombreux discours, notamment celui des femmes qu’ils confinaient à un statut d’exception. Le rôle du langage dans l’exclusion des femmes était au centre des combats féministes des années 1960 et 1970. Fortement marquées par les récentes recherches en sémiotique et le poststructuralisme naissant, les militantes et intellectuelles dénonçaient la trahison d’un langage dans lequel elles voyaient un instrument de pouvoir éminemment idéologique au service d’une élite académique et masculine. [6] C’est en aboutissant à ce constat que Carla Lonzi finit par renoncer à la critique d’art pour se consacrer entièrement à son combat féministe en fondant le mouvement Rivolta Femminile en 1970.
C’est un constat identique qui, la même année, conduit Ketty La Rocca à rédiger Dal momento in cui… . [7] Si la complicité du langage dans l’inégalité des genres pousse Carla Lonzi à se détourner de l’art pour adopter une posture plus explicitement activiste, c’est précisément cette même complicité qui représente la source du propos artistique de Ketty La Rocca. Plutôt que de renoncer au langage, elle entreprend en effet de le déconstruire grâce au pastiche et en le poussant à l’absurde afin d’en exposer les biais idéologiques. Au fil de sa carrière, cette déconstruction conduit par ailleurs Ketty La Rocca à questionner les fondements mêmes de la communication humaine, dont elle entreprend d’expérimenter les formes non verbales, et plus particulièrement la gestuelle et les signes à partir de 1971, dans une série d’œuvres sur les mains. Ce sont ces expérimentations qui donnent lieu à la vidéo Appendice per una supplica (1972) qui est exposée dans le sous-sol de Fri Art. Dans cette œuvre pionnière de l’art vidéo en Italie, des mains réalisent des chorégraphies sur un fond noir, sans son. Deux mains, d’abord, qui se touchent, s’explorent, s’enlacent ; puis trois – deux d’homme qui encerclent celle d’une femme – et enfin, deux mains à nouveau, dont l’une compte les doigts de l’autre. À travers cette succession de séquences silencieuses plus lyriques que narratives, c’est toute la puissance et la sensualité de la communication non verbale qui sont mobilisées – non sans une allusion à la gestuelle expressive réputée des Italien·ne·s. Entre collages, vidéo, texte et sculpture, l’exposition consacrée à Ketty La Rocca à Fri Art offre un aperçu sinon exhaustif, du moins détaillé, de la multiplicité de stratégies et de médiums adoptés par l’artiste au cours de sa brève carrière pour explorer, déconstruire et parfois dénoncer le pouvoir et les limitations du langage.
Dans un article publié en 1993 dans Artforum à l’occasion d’une exposition de Ketty La Rocca au Centre d’Art Contemporain de Genève, Judith Russi Kirchner disait voir dans ses images « une qualité poignante [liée à] leur mode de communication inhabituellement direct, parfois cru ; leur ton suppliant et la recherche d’attention et d’affirmation de soi ». [8] À plusieurs reprises dans son article, la critique d’art insiste sur la vulnérabilité de l’artiste et la supplication formulée à travers ses œuvres. En visitant l’exposition Dal momento in cui… à Fri Art, j’ai moins eu le sentiment que Ketty La Rocca avait créé par désir d’attention que la conviction qu’elle l’avait fait par besoin – envie, même – de conquérir une langue qui ne la représentait pas. L’omniprésence dans ses œuvres de l’humour, du jeu, d’une forme de facétie rhétorique à travers laquelle elle détourne un lexique et une syntaxe reclus dans leur élitisme et leur misogynie rend à mes yeux impossible de voir en Ketty La Rocca la figure d’une victime implorante. Bien plus, l’exposition à Fri Art donne l’image d’une artiste en pleine maîtrise de son identité dont elle fait un levier créatif pour une pratique qui s’apparente à une prise de pouvoir sur le langage. Peut-être mon sentiment est-il dû à la présence simultanée dans le centre d’art de la première exposition institutionnelle en Suisse des artistes Dorota Gawęda et Eglė Kulbokaitė. [9] Ces deux artistes se sont faites connaître ces dernières années comme fondatrices du Young Girl Reading Group, une plateforme nomade et performative qui se consacre depuis 2013 à la lecture de textes féministes – tant théoriques que fictionnels – à la recherche de la généalogie d’un langage, d’une histoire et d’une expérience humaine autres et rendues invisible par le primat masculin sur l’académie et la langue. La mort prématurée de Ketty La Rocca a empêché que ces deux générations d’artistes féministes se rencontrent à Fri Art à l’occasion de l’inauguration simultanée de leurs expositions. Elles convergent néanmoins dans le regard du public.
[1] Une traduction du texte en français a été publiée par Fri Art sur son compte Instagram le 27/03/2020.
[2] « Nerfs détendus / NOUVELLES SUSPENSIONS HYDROLASTIC »
[3] Roland Barthes, « La rhétorique de l’image », in : Communication, 4, 1964, pp. 40-51.
[4] « C’est ce dont vous avez besoin pour vos précieuses “pièces” »
[5] « Journal de la femme active. Je dois me raser tous les jours. »
[6] Voir : Lucia Re, « Language, Gender and Sexuality in the Italian Neo-Avant-Garde », in : MLN, 1:119, 2004, pp. 135-173.
[7] Barbara Casavecchia, « Ketty La Rocca », in : Tutto. Perspectives on Italian Art, ed. Ingvild Goetz, Leo Lencsés, Karsten Löckemann, Letizia Ragaglia, Berlin, Hatje Cantz, 2018, p. 185.
[8] « There is a heartbreaking quality to Ketty La Rocca’s images, and it has to do with their unusually direct, sometimes raw mode of communication, their tone of supplication and call for attention and self-affirmation. » (Judith Russi Kirchner, « You and I: The Art of Ketty La Rocca », in : Artforum, mars 1993, pp. 80-83. Traduction de l’auteur.)
[9] L’exposition Mouthless de Dorota Gawęda et Eglė Kulbokaitė a fermé prématurément le 15/3 suite aux mesures de prévention prises contre la propagation du COVID-19.