Name the Game

Ce texte s’intéresse aux règles du jeu et à la possibilité que nous avons de nous en affranchir, ou pas. En y mêlant ses lectures et son propre vécu, ses rencontres, échanges inattendus, rêves et anecdotes, Clara Schulmann réfléchit à ce que produisent ces règles qui ponctuent la vie collective et individuelle. À la recherche de personnes qui ne veulent pas à tout prix gagner, qui évitent de jouer le jeu ou qui se mettent en retrait(e), nous rencontrons : une sportive, une directrice de centre d’art, une chorale improvisée face à la police, la Commune, des enfants du compost, une historienne du cinéma qui joue à l’artiste, des enfants qui jouent au chat glacé en temps de Covid, et toute la force inhérente à la multitude de ces « gestes anti-hiérarchiques improvisés ». 

Chronique essoufflée du printemps 2021, ce texte arrive peut-être juste au bon moment pour prendre une pause.
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Amy Sillman, Yes & No, installation view KUB Arena, Bregenz 2015, courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York & Brussels. Photo: Markus Tretter

« De toutes les opérations de la guerre, les plus difficiles sont incontestablement les retraites.[1] »

Depuis quelques temps, ma petite fille de deux ans – qui parle beaucoup mais pas encore vraiment – ponctue ses phrases d’un « en fait » qu’elle fait suivre d’un silence un peu définitif et que je n’arrive pas vraiment à raccorder à ce qu’elle vient juste de dire. Comparé aux autres mots qu’elle emploie, ce « en fait » me semble incroyablement sophistiqué. Je ne sais pas retracer à quelle occasion il a fait son apparition dans sa langue. Elle l’accompagne en général d’un mouvement d’épaules que je trouve évidemment extrêmement gracieux mais qui rajoute encore plus de mystère, à mes yeux du moins, sur ce qu’elle met derrière cette expression. Il plonge sa phrase vers une ligne d’horizon lointaine, soumise à des règles que je ne connais pas, où règne une rêverie qui suspend les significations et les mots avec elles. Récemment, j’ai tenté de répondre à l’un de ses « en fait » par un « en fait, quoi ? ». Elle m’a lancé un regard courroucé, considérant manifestement ma tentative désespérée d’interprétation comme indigne d’elle. Je me penche sur les usages de l’expression « en fait ». Le site de l’Académie française me confirme que l’on cherche bien à dire « en réalité » ou « effectivement » lorsqu’on l’utilise. Mais je lis aussi qu’un « regrettable tic de langage se répand qui consiste à l’employer en lieu et place de la conjonction de coordination mais, voire à employer les deux à la fois. Il convient d’éviter cette confusion et de conserver à la locution en fait son sens plein[2] ». Je ne sais pas si ma fille utilise « en fait » au « sens plein », mais je suis certaine que l’expression est pour elle pleine de sens. Et je mesure à quel point je me perds quand et si les mots de liaison cessent de faire leur travail.

Le jour où je me décide à commencer d’écrire ce texte, le 31 mai 2021, Naomi Osaka publie son fameux tweet dans lequel elle explique les raisons de son retrait de Roland Garros. Elle raconte la dépression dont elle souffre depuis quelques années déjà, l’anxiété et la fragilité qui en découlent et qui la rendent malhabile, notamment pour affronter le rituel des conférences de presse qui rythment sa vie de joueuse à ce niveau de notoriété comme de compétition (à vingt-trois ans, Naomi Osaka est, en 2020, selon Forbes, l’athlète féminine la mieux payée de la planète). Ce tweet du 31 mai 2021 fait suite à un précédent post, daté du 26 mai, dans lequel elle expliquait ne pas envisager de rencontrer les médias durant le tournoi pour se protéger de la tension que cela engendre chez elle. Cette première décision de ne pas « se conformer à ses obligations médiatiques contractuelles » a provoqué une telle polémique qu’elle s’est finalement retirée du jeu. Le 1erjuin, le journal Le Monde titre donc : « Roland Garros : après le silence, Naomi Osaka opte pour le retrait ». 

Ce texte que j’écris s’intéresse aux règles du jeu et à la possibilité que nous avons de nous en affranchir, ou pas. L’histoire de Naomi Osaka donne un tour inattendu à une phrase de Donna Haraway qui m’a accompagnée toute l’année et dont j’avais retenu des bribes, reproduites en majuscules dans des images destinées à une intervention dans un colloque sur Zoom : « STORIES OF IN-CAPACITY, NON-ACTION, NON-SUCCESS ». Je suis étonnée de voir dans l’histoire de cette jeune joueuse de tennis un motif que je poursuis sans vraiment le nommer depuis longtemps – qui a trait à nos envies de claquer la porte. Chez Haraway, cette idée de ne pas vouloir à tout prix résoudre, conclure ou gagner, provient en partie de sa lecture attentive de la science-fiction qu’elle associe à un jeu collectif de pratiques théoriques. C’est parce que l’on joue avec et dans la théorie que se dégagent des lignes de front. Dans le film que Fabrizio Terranova lui consacre, sous forme notamment d’entretiens entre lui et elle, Haraway précise ce qu’elle entend par l’expression cat’s cradle, ce « jeu de ficelle » qui sert de rime ou de structure à son livre Vivre avec le trouble[3] : « Ce n’est pas juste un jeu ou une figure, dit-elle, c’est un modèle pour penser, pour raconter des histoires. C’est une pratique de travail. Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Bruno Latour et moi, jouons à ce jeu de différentes manières. Parce nous portons une forme d’amour mutuel aux modes de pensée des un·e·s et des autres, tout comme nous avons un besoin profond du relais que chacun·e fait de ces figures. (…) Parmi les pratiques féministes, il y a notamment la grande précision dont on peut faire preuve, délibérément et avec beaucoup de soin, quand on approche l’histoire des idées et la créativité, originale et importante, de la pensée d’autres femmes. De leur expérience et de la mienne, j’ai appris la vitesse à laquelle nous disparaissons des citations… Plus tard, nous aborderons l’histoire de Camille, que toi, moi et Vinciane essayons de raconter, ainsi que celles des enfants du compost, du souterrain, de l’obscur, de la nuit ; des récits de la non-capacité, de la non-action, d’une non-réussite prise non pas comme une mauvaise chose mais comme le sol dans lequel se font les âmes humaines, et peut-être les autres aussi[4] ». Les méandres finalement limpides de Donna Haraway me permettent d’établir que l’on peut jouer : 

1. Avec vigilance,
2. Dans l’obscurité,
3. Avec des ami·e·s,
4. En abandonnant l’idée de gagner ou de perdre.

Samedi 29 mai, ma sœur assiste au Père-Lachaise à une commémoration pour les 150 ans de la Commune. En sortant du cimetière, elle se rappelle qu’elle n’a plus de livre à lire et décide de passer à la librairie du Monte-en-l’air, pas trop loin. Lorsqu’elle y arrive, elle découvre que s’y déroule, sur la petite place juste devant, une rencontre avec l’historienne Ludivine Bantigny consacrée à son ouvrage La Commune au présent : une correspondance par-delà le temps[5]. L’ambiance est printanière et joyeuse. Elle feuillette des livres à l’intérieur en écoutant au loin les échanges qui en sont aux questions du public, une vingtaine de personnes. Quelqu’un prend la parole pour raconter que se déroule au même moment à deux pas de là une procession catholique organisée par le diocèse de Paris en hommage à des prêtres tués pendant la Commune – il s’avère que le trajet de cette procession a fait l’objet de quelques échauffourées avec des militant·e·s de gauche. Effectivement, la procession surgit bientôt au bout de la rue et, depuis le Monte-en-l’air, on entonne le premier couplet de La Semaine sanglante : « Et gare ! à la revanche / quand tous les pauvres s’y mettront ». Des policier·ère·s encadrent la procession mais, très rapidement, certain·e·s s’en détachent pour marcher vers la librairie en secouant leurs bombes lacyrmos dans les mains. Ma sœur me raconte revoir précisément cette image des flics marchant vers eux et elles, leurs lacyrmos à la main. La librairie se trouve nassée en quelques minutes. Un léger vent de panique parcourt l’assistance. Les images très surprenantes que m’envoie ma sœur montrent les policier·ère·s de la BRAV-M encerclant la librairie et son espace extérieur, casqué·e·s, jambes écartées, les visages cachés par d’épais masques noirs. D’abord arrêtée, la discussion reprend, le public globalement très concentré malgré la situation, et les questions se recentrent sur le rôle de la police pendant la Commune. L’encerclement dure plus d’une heure, aucune explication n’est fournie. Les flics en noir sont ensuite remplacé·e·s par des flics en bleu, la barrière est dissoute et ma sœur fonce chercher son fils, avec le roman de Jonathan Coe consacré au Brexit sous le bras... L’occasion de se replonger dans l’ouvrage que Kristin Ross consacre à Rimbaud et la Commune : « La Commune n’est pas seulement une insurrection contre les pratiques politiques du Second Empire ; il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’une révolte contre des formes profondes d’assujettissement social. Dans le domaine de la production culturelle, par exemple, les partages imposés par la sévère censure impériale et les contraintes du marché bourgeois – entre les genres, entre les discours politiques et esthétiques, entre l’artisanat et l’art, entre l’art noble et le reportage –, toutes ces divisions hiérarchiques font l’objet de violents débats, et, dans certains cas, disparaissent purement et simplement. Ce sont ces gestes anti-hiérarchiques improvisés, conséquences de l’élargissement à la vie quotidienne des principes d’association et de coopération, qui ont fait de la Commune un moment essentiellement ‘horizontal’[6] ». Le livre de Kristin Ross, spécialiste de littérature comparée, fait partie des textes que je relis souvent. Je trouve sa langue si précise. Je me demande si l’on peut se mettre en quête de « gestes anti-hiérarchiques improvisés » dans notre monde, manière de regarder la Commune au présent sans doute mais aussi peut-être de s’appuyer sur ces gestes pour éviter de trop jouer le jeu. Ainsi que Kristin Ross l’indique, la clé c’est d’élargir la vie quotidienne à ce qui n’est pas que personnel. 

Pendant le troisième confinement, je passe du temps à la campagne avec plein d’enfants dont Judith, qui a 10 ans. Elle me raconte à quoi ressemble l’école depuis que les mesures sanitaires sont progressivement venues modifier sa vie. Elle m’explique notamment comment, à la récré, ils et elles jouent à un chat glacé amélioré. Un chat perché adapté à la situation. Les enfants sont arrivé·e·s à la conclusion qu’ils et elles ne pouvaient pas courir aussi bien ni aussi vite qu’avant, à cause du masque. Ils et elles ont donc introduit dans leur jeu un espace imaginaire dont ils et elles délimitent directement les contours : une « maison magique », également nommée « cabane magique », dans laquelle les souris peuvent venir se reposer temporairement sans être touché·e·s par le chat. La « maison magique » offre donc du repos, du répit.

Je dis troisième confinement car je les confonds dans ma tête, comme je confonds les dates et les règles qui ont été attachées à ces dates : quand le masque s’est imposé en extérieur par exemple, quand j’ai cessé de stocker les courses pour les « dégriser » avant de les déballer, quand le gel hydroalcoolique s’est installé pour toujours au fond de mon sac. De la même façon, quand les terrasses ont rouvert, soudainement je ne me souvenais plus à quoi ressemblaient les rues de Paris lorsque tout était fermé. Les règles du jeu n’ont pas cessé de changer, les gestes nouveaux de nos quotidiens ont été décrits et décryptés tant de fois, mais ce qui m’étonne le plus, c’est d’avoir déjà oublié la quantité de règles qui sont venues les rythmer et les dérythmer de façon totalement saugrenue, quand on y songe. 

Il y a des réticences, des prudences, des formes de circonspection qui me semblent nouvelles. Je tourne autour de ce qui nous tiraille, des dilemmes, des accommodements nécessaires ou pas. Parce que j’y suis moi-même soumise. Pour un concours de recrutement à l’université, le poste que je convoite est censé être attribué à un ou une artiste. Mais la fiche de poste est formulée de telle façon que j’ai tout pour y prétendre. Je prépare donc une audition qui doit faire le récit de ma pratique artistique en prenant l’écriture comme point de départ (là où elle m’apparaît davantage comme un point d’arrivée). Je me coule dans ce moule, je contourne, je nage à contre-courant, et bien sûr petit à petit je me mets à y croire : je réécris mon parcours et parce que je l’écris, l’histoire se modifie. J’invente comme une promesse à l’envers, je remonte le temps – grisée finalement par cette autre vie que je traque et invente. L’audition arrive et ma présentation ne doit finalement pas être si convaincante car c’est la première question que l’on me pose : « À la lecture de votre dossier ça n’est pas si clair. Pouvez-vous nous dire en quoi vous êtes artiste ? ». Mon récit s’effiloche, il me paraît soudainement complètement fabriqué – ce qu’il est bien sûr, évidemment. Je bafouille une réponse. Le poste ne sera pas pour moi. 

La veille de cette audition, mon voisin est revenu de voyage. On ne s’est jamais parlé. Il habite de l’autre côté de la rue. Nous fumons des cigarettes ensemble à distance, en se souriant et en se faisant des signes de la main. Un jour il me crie par-dessus le bruit des voitures qu’il part en Martinique. Effectivement, ses volets sont baissés pendant les trois semaines suivantes. Le jour où il revient, il me fait signe de descendre le rejoindre dans la rue. Il arrive avec une bouteille de rhum qu’il a ramenée pour moi. On est ému·e·s de se voir de si près. Je lui demande comment il s’appelle, puis je nomme à mon tour nos noms à ma fille, mon compagnon et moi – puisqu’il nous voit si souvent tous les trois dans notre cuisine. Il me dit : « Vous avez l’air aussi folle que moi, ça me plaît ». Il me raconte les plages vides de la Martinique. Il me dit que je devrais y aller un jour. Je repars avec ma bouteille sous le bras. Je suis bouleversée par cette rencontre qui contrecarre le déroulement de nos rendez-vous quasi muets jusque-là.

L’année que l’on vient de passer a fait oublier des événements politiques récents qui ont pourtant produit des images fortes. J’ai un souvenir incroyable de la mobilisation contre la réforme des retraites. C’était l’hiver, il faisait froid. Les gens marchaient des heures dans la rue pour aller au travail. La mobilisation était d’autant plus impressionnante qu’elle portait sur une réforme destinée aux plus âgé·e·s d’entre nous, à la vie qu’on leur promet. Tourner autour du mot « retraite », choisir ou non de continuer à suivre les règles, se pose tout particulièrement là où le gouvernement proposait, et semble à nouveau y réfléchir, un fonctionnement par accumulation de points. Barbara Stiegler, dans son ouvrage Du Cap aux grèves[7], nous enjoint à nous libérer de ce regard phobique porté sur l’idée même de retraite. Dans un entretien donné au journal Libération, elle explique à quel point la loi PACTE « au lieu de permettre de se retirer du jeu, d’inventer un nouveau rapport au travail, au temps ou à la vie en général, (…) intensifie le jeu de la compétition mondiale sur le marché[8] ». La question des retraites et l’hypothèse, considérée par certain·e·s comme archaïque, de vies libérées de la pression des rythmes productifs semblent à ce point fantastique dans le monde que l’on habite qu’il s’agit bien, pour le gouvernement, de « mettre hors circuit la conflictualité sociale en même temps que l’intelligence collective des sociétés[9] » en distribuant les bons et les mauvais points. Je pense à cette phrase de la poétesse Susan Howe qui me permet de passer dans ma tête des retraites à la question de l’écriture – dont j’essaie ici de faire une seule et même question : « Quand nous cheminons dans le positivisme des canons littéraires et des récits maîtres, nous nous limitons à la légitimation du pouvoir : chaînes d’inertie, appareil de capture[10] ».

En sortant du cours que je donne aux Beaux-Arts de Paris, je passe un coup de fil à une amie car je veux lui raconter un rêve. La veille d’un départ à Genève pour présenter un livre que j’ai écrit sur les voix de femmes, j’ai rêvé qu’un bouton était apparu au bout de ma langue. Je ne pouvais consulter personne d’autre qu’un groupe de médecins juifs orthodoxes installés au rez-de-chaussée d’un immeuble qui ressemblait fortement à celui de mon enfance. À l’issue de la consultation, ils recommandaient de me couper la langue, seule solution possible à mon problème. Je raconte mon rêve à Lila, cette amie, dans une rue un peu vide du 6ème arrondissement en lui expliquant que je suis en route pour aller chez ma psy. Je dois parler trop fort car un passant se retourne pour me dire : « Ah bah oui, foncez chez votre psy. Il faut absolument lui raconter ce rêve ! ». Je n’arrive pas à déterminer si sa voix est amusée ou irritée par la situation. Embarrassée dans les deux cas, je presse le pas, termine ma discussion téléphonique. J’arrive chez ma psy, je raconte mon rêve, on parle, je sors, je reprends le métro pour rentrer chez moi et là une voix me fait me retourner : « Alors, ça lui a plu, votre rêve ? ». C’est le même type croisé un peu plus tôt. J’en demeure bouche bée. Des épisodes récents de ma vie donnent une telle place à ces improvisations, à des fulgurances sur lesquelles je n’ai pas la main. Elles ressemblent à une carte que l’on aurait dépliée, furieusement horizontale, sur laquelle des personnages qui n’ont rien en commun se rencontrent pourtant. 

J’écoute une discussion sur le site du journal Médiapart avec Laurent Jeanpierre, professeur de science politique à Paris 8, autour de son livre sur les gilets jaunes. Il décrit la façon dont le gouvernement a choisi de circonscrire le mouvement. Selon lui, deux techniques parallèles ont été utilisées : celle du pseudo-participatif, le fameux « Grand Débat », et de l’autre côté une répression très forte des manifestations dans la rue qui repose sur de nouveaux dispositifs légaux censés augmenter les pouvoirs de la police. Deux techniques appelées à être associées l’une à l’autre durablement dans l’avenir : « Ces deux réponses gouvernementales, qui ne sont pas les seules réponses à avoir été faites, font système parce qu’en créant un dispositif pseudo-participatif vous dites à la population : ‘il y a une partie de la population qui accepte de débattre ou en tout cas de s’exprimer verbalement sur des plateformes numériques et puis il y a une partie qui recourt à d’autres modes d’expression, dont des modes d’expression dits ‘violents’ (je mets des guillemets avec mes doigts)’. Vous créez au fond une division interne au sein de la population, également au sein des gilets jaunes, même si on sait par des enquêtes sociologiques que le public qui a répondu au Grand Débat n’avait rien à voir avec la sociologie des gilets jaunes. Donc mon idée, c’est que créer un contre-public comme ça ou une division interne entre délibératif et manifestants de rue, cela a un avantage tactique dans une réponse gouvernementale. J’ajoute un dernier point : la redistribution de la parole plutôt que la redistribution économique, c’est là aussi une tendance lourde des démocraties néolibérales contemporaines parce que sous contrainte budgétaire et sous contrainte de néolibéralisme et bien on ne peut pas redistribuer l’argent. Donc on redistribue la parole[11] ». Division, neutralisation et distribution de la parole : moi qui ai travaillé sur les voix, je n’avais pas bien vu venir cette idée que la parole puisse être à ce point instrumentalisée et servir d’agent pour opérer des divisions profondes entre ceux et celles qui acceptent de jouer le jeu et les autres, qui descendent dans la rue. Et puis le corollaire que fait Laurent Jeanpierre m’interpelle : redistribution de la parole plutôt que redistribution des richesses. Je n’y avais pas pensé.

Marianne Lanavère quitte le 30 avril 2021 le Centre international d’art et du paysage de Vassivière qu’elle a dirigé depuis 2012 après avoir été en charge de La Galerie, le centre d’art de Noisy-le-Sec. Dans un entretien avec Emilie Renard, elle revient sur les raisons de ce départ, précisant les frustrations qui ont été les siennes, les désillusions, les colères aussi qui ont émaillé son passage sur l’île. Son départ ne répond pas à une nouvelle nomination, ailleurs, vers un autre contexte. Marianne Lanavère quitte non seulement son travail mais aussi le monde de l’art pour une « reconversion professionnelle dans la pratique agricole et paysagère en Corrèze (…) où l’art aura une place mais de manière plus intégrée à d’autres champs d’activité, au point … euh comment dire… de disparaître en tant que discipline, mais pour être mieux être présent ? C’est encore un peu bancal tout ça, bref je vais tenter autre chose (…)[12] », comme elle l’indique dans un email qu’elle envoie en octobre 2020 à ses collègues. Cet échange avec Emilie Renard, qui fait le bilan d’un parcours en retenant surtout ce qui n’a pas fonctionné, surprend dans un paysage et des supports critiques plus souvent consacrés à raconter nos succès. C’est en avançant avec une hypothèse de travail qui contredit la légendaire transparence et fluidité de la production artistique que Marianne Lanavère se retire : « Il y a une sorte de pression à rendre tout accessible dans les politiques culturelles qui nous éloigne de ce que l’art est fondamentalement : une forme d’opacité, dit-elle. Je m’étais moi-même mise dans une impasse à vouloir rendre accessible l’art alors que depuis le début j’aurais dû assumer que l’art n’est pas accessible, pas tout le temps, pas immédiatement[13] ». 

Des histoires qui raconteraient davantage les tentatives que l’on fait en avançant dans le noir sont encore à écrire. C’est sans doute ces opacités partagées qui nous garantissent, pourtant, d’échapper à l’inertie autant qu’aux vaines légitimations – car, ailleurs, pas très loin, « les heureux mêmes sont tremblants ».

« When we listen to music, we are also listening to pauses called ‹rests›. ‹Rests› could be wishes that haven’t yet betrayed themselves and can only be transferred evocatively.[14] »

[1] Guy Debord, « Fiche de lecture : stratégie et histoire militaire », fonds Guy Debord, Bibliothèque nationale de France, cité par Emmanuel Guy, Le Jeu de la guerre de Guy Debord : L’émancipation comme projet, Editions B42, Paris, p.115.

[2] https://www.academie-francaise.fr/en-fait

[3] Les Editions des mondes à faire, 2020

[4] Fabrizio Terranova, Donna Haraway : Storytelling for Earthly Survival, 2016. « Les histoires de Camille » sont développées au chapitre 8 de Vivre avec le trouble. Il s’agit de ce que Haraway nomme une « fable spéculative » qui rassemble plusieurs générations des « enfants du compost » et qui fédère surtout les hypothèses relatives à la parenté parcourant le livre.

[5] La Découverte, 2021

[6] Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Les Prairies ordinaires, 2020, p.18.

[7] Du Cap aux grèves. Récit d’une mobilisation, 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Verdier éditions, 2020

[8] Barbara Stiegler interrogée par Simon Blin, « Pour le néolibéralisme, l’idée que l’on puisse se retirer est un archaïsme », Libération, 20 décembre 2019.

[9] Idem.

[10] Susan Howe, La Marque de naissance, Ypsilon, 2019, p.82.

[11] « Ce que nous a appris le mouvement des ‹gilets jaunes› », Laurent Jeanpierre interrogé par Fabien Escalona et Lucie Delaporte, 28 septembre 2019, Médiapart, https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/280919/ce-que-nous-appris-le-mouvement-des-gilets-jaunes?onglet=full

[12] L’extrait de cet email est reproduit au début de l’échange entre Marianne Lanavère et Emilie Renard, « Marianne Lanavère jette son costume de directrice aux orties », extrait de la revue Lili, la rozell et le marimba, n°3, pp.122-128. L’entretien est reproduit sur le site de La Criée, Centre d’art contemporain, Rennes : https://www.la-criee.org/fr/marianne-lanavere-jette-son-costume-de-directrice-aux-orties/

[13] Idem.

[14] Susan Howe, « The Disappearance Approach » (2010). On trouve le texte en ligne ici : https://pen.org/the-disappearance-approach/