Une erreur d’identification

La vague de manifestations emmenées par le mouvement Black Lives Matter qui succède au confinement décrété pour lutter contre la propagation du coronavirus invite à confronter ce moment politique et épidémique au contexte de la fin des années 1980 quand l’épidémie du sida ravageait les pays occidentaux. L’art et l’activisme de cette période ont justement été abondamment revisités ces dernières années par les institutions artistiques. Dans ce texte, j’adapte librement la méthodologie de désidentification de l’artiste américain Bradley Kronz pour naviguer dans des œuvres, des expositions et des tendances institutionnelles récentes. L’objectif est de créer des courts-circuits historiques pour faire apparaître certains traits de l’histoire contemporaine des expositions et des institutions dans leur approche de l’identité.  
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Anton Perich, Victor Hugo Rojas, 1978. Capture d’écran.

Ce texte est le produit d’une erreur. En visionnant la vidéo Victor Hugo Rojas (1978) d’Anton Perich présentée dans l’exposition collective curatée par Nick Mauss à la Kunsthalle de Bâle, Bizarre Silks, Private Imaginings and Narrative Facts, etc., j’ai cru reconnaître l’espace d’un instant une autre vidéo vue ailleurs la veille, en l’occurrence The Spark between L and D (1988) de l’artiste Kathleen White, une œuvre incluse dans l’exposition The Making of Husbands, Christina Ramberg en dialogue, curatée par Anna Gritz au 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine de Metz. Si ces deux œuvres comportent une scène comparable de momification, elles divergent en réalité largement en matière de narration et d’atmosphère. J’aimerais toutefois croire que mon erreur n’était pas complètement fortuite. Ce sentiment de déjà-vu était suggéré par les expositions en question qui faisaient dialoguer œuvres historiques et récentes. Je vais donc me servir de cette erreur d’identification initiale comme méthode d’investigation afin de considérer les guerres culturelles actuelles à l’aune de celles des années 1980.

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Kathleen White, The Spark between L and D, 1988. Capture d’écran.

Les expositions dont sont tirées les œuvres de Kathleen White et d’Anton Perich explorent le rapport du corps à l’architecture et à l’institution dans une perspective queer et féministe. La crise du sida et la manière dont celle-ci a reconfiguré les représentations est l’un des récits qui informent ces expositions. Il me semble intéressant d’interroger la relecture contemporaine de l’art de cette époque par les institutions culturelles au moment où celles-ci sont sommées de réfléchir aux formes d’exclusion qu’elles perpétuent[1]. Afin de mieux saisir le positionnement des institutions culturelles face aux questions d’identité, ce texte va mélanger les époques et les luttes politiques, en faisant comme si 2020 était 1988.

Si cette démarche aplatit les différences historiques, elle se fonde toutefois sur certains parallèles. À l’instar du sida, qui a décimé des communautés vulnérables dans les années 1980-1990, en particulier les gays, le nouveau coronavirus provoque, aux États-Unis, une surmortalité au sein de la minorité afro-américaine. Le sida a révélé une homophobie et un racisme systémiques. La première a été vigoureusement combattue par de nombreux artistes et activistes. Le second demeure un problème majeur, aux conséquences sanitaires graves. Preuve en est, une pétition[2] de Black Lives Matter dans laquelle le mouvement réclame des moyens supplémentaires pour soutenir les personnes de couleur, en première ligne face à cette crise car elles manquent de couverture sociale, exercent des professions exposées et sont plus susceptibles de souffrir de comorbidités. Les violences policières, qui ont catalysé la vague de manifestations, s’inscrivent dans ce système plus profond que la Covid-19 met en lumière. Il me semble donc productif de penser ces événements historiques et leurs répercussions sur les pratiques de l’art et de l’exposition de manière conjointe, en partant de ce moment de plaisir trouble qui m’a saisi lorsque mon esprit a superposé deux vidéos tramées à Bâle.

Détour par un long couloir

Avant d’analyser les œuvres d’Anton Perich et de Kathleen White, je m’autorise une digression consacrée à l’exposition Long Hallway de l’artiste américain Bradley Kronz que j’avais co-curatée avec Nicolas Brulhart à Forde en 2018. Dans cette exposition, Kronz explorait le vertige du spectateur de l’intertextualité et proposait un système d’identification déviant qui va me guider dans l’approche des œuvres et expositions qui nous intéressent. Lors de nos conversations préliminaires, Nicolas et moi avions interrogé Kronz sur un pattern esthétique mineur de l’art contemporain (ca. 2017), que nous surnommions la Hüttenästhetik. De manière troublante, du bois vernissé, des colombages et des poutres apparentes émergeaient dans ses œuvres au même moment que dans des scénographies d’expositions en Europe germanophone. Ce trope visuel faisait, nous le comprîmes, référence à deux éléments distincts : le style néo-Tudor en vogue dans la périphérie new-yorkaise côté américain et le folklore médiéval germanique cher à Tomi Ungerer le long du Rhin. L’un s’appropriait un kitsch pompeux, alors que d’autres, sous couvert d’ironie, faisaient de ricanants et antimodernes retours vers l’authentique. Sans entrer plus dans le détail, je note que Donald Trump a passé son enfance dans une maison à colombages du Queens, aujourd’hui en location sur Airbnb[3].

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Bradley Kronz, Long Hallway, Forde, 2018. Photo : Julien Gremaud. Courtesy Forde.

Pour son exposition Long Hallway, Bradley Kronz présentait une série de tableaux-collages composés de carrés enchâssés à la manière de la série Hommage au carré (1950-1976) de Josef Albers. Chaque œuvre constituait une énigme, qui faisait référence à des figures pour la plupart mineures de l’industrie culturelle et de l’histoire de l’art. Kronz réintégrait donc dans le système censément neutre et clos d’Albers des significations et des fragments d’identités, parmi lesquelles celle d’Albers lui-même, un artiste issu du Bauhaus qui, exilé aux États-Unis, a enseigné dans l’établissement proto-hippie du Black Mountain College en Caroline du Nord. Albers a ainsi été l’un des passagers de ce long couloir qui relie le modernisme européen à la contre-culture américaine. Chez Kronz, la pratique de l’art comme lecture hérétique passait donc par une réassignation ironique du biographique dans l’œuvre.

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Vue d’exposition, Bradley Kronz, Long Hallway, curatée par Sylvain Menétrey et Nicolas Brulhart, Forde, 2018. Photo : Julien Gremaud. Courtesy Forde.

Au centre de l’espace Forde, un téléviseur sculptural diffusait une vidéo de fragments de long-métrages de fiction dans lesquels, confrontés à un amas de photographies, divers personnages ont soudain une révélation. La vidéo permettait un transfert d’identification entre ces récits d’épiphanie et un public enquêteur qui devait reconstruire un sens à partir de la forêt de signes et de pistes que l’artiste avait dissous dans les dégradés géométriques de ses tableaux. La vision à quelques heures d’intervalles des deux scènes de momification underground évoquées plus haut me renvoyait à cette excitation et ce vertige de la quête de signification dans le système de la modernité et de ses échos contemporains. Mais, comme les tableaux de Kronz nous engagent à le comprendre, l’identification est un jeu de dupe, qui ouvre sur le gouffre d’une autre énigme. C’est justement cet écart – dans lequel nous, spectateurs, pouvons prendre place – que les expositions du Frac Lorraine et de la Kunsthalle de Bâle approfondissaient.

Scène inaugurale

Dans la vidéo qui documente sa performance The Spark between L and D, Kathleen White, habillée en infirmière, applique en hâte des pansements sur son corps douloureux. Elle fredonne « On Broadway » de George Benson jusqu’à ce qu’un bandage collé sur sa bouche la fasse taire. La vidéo d’Anton Perich est également la documentation d’une performance, plus exactement d’un rituel, qui comprend aussi sa scène de momification. Le performeur Victor Hugo Rojas, nu et allongé sur le ventre, s’y fait oindre le corps de mousse à raser et de talc, puis tapisser de bandes de papier toilettes par deux jeunes éphèbes torse nu. Les initiés peuvent reconnaître, en string et bottes de cuir, la future pornstar gay moustachue Chad Douglas[4] en train d’assister au spectacle. Cette vidéo est plus connue pour sa scène finale, durant laquelle Rojas détruit une toile d’Andy Warhol[5]. La succession d’actions parfois peu intelligibles effectuée par Rojas est accompagnée de tubes disco et soul, parmi lesquels – autre écho – un morceau de George Benson : « This Masquerade ». 

Comment, en l’espace de dix ans, les émotions suscitées par ces actions similaires, documentées par le même médium – celui du théâtre de l’intime et du petit écran qu’est la vidéo – ont-elle évolué ? Pourquoi ces œuvres historiques ressurgissent-elles simultanément dans des expositions collectives ? Comment expliquer l’exploration commune par les curateurs de ces expositions, l’artiste Nick Mauss à la Kunsthalle de Bâle et la curatrice Anna Gritz[6] à Metz, de la dialectique de l’espace domestique comme lieu de développement d’un imaginaire personnel et de confinement mental et physique ? Que nous enseigne cette relecture du domestique à la lumière des politiques contemporaines du corps et de l’identité ?

Ironiquement, le regard des centres d’art s’est braqué vers l’intérieur quelques semaines seulement avant qu’ils doivent fermer leurs portes en raison d’une urgence sanitaire qui nous a obligés à nous confiner dans nos maisons, à télétravailler et à téléconsommer. L’épidémie de Covid-19 vient-elle symboliquement compléter l’arc de la relecture contemporaine de la crise de la représentation induite par le sida ? Comment réinventer la promiscuité[7] dont Douglas Crimp affirmait qu’elle « nous » a sauvés, alors que l’on nous somme de garder nos distances ?

Réparation du corps

En 1978, année de tournage de la vidéo d’Anton Perich, la scène underground new-yorkaise commençait à ressentir les ravages de la spéculation immobilière qui a suivi la banqueroute de New York. Je repense au film The Last Days of Disco de Whit Stillman, qui reconstruisait, à la fin des années 1990, l’ambiance de fin de cycle du début de la décennie précédente. À ma connaissance, on n’a jamais autant bavardé dans un film de boîte de nuit. Comme si, conscients d’être arrivés trop tard, les personnages, de jeunes blancs formés dans les universités de l’Ivy League – des archétypes de ces yuppies qui, par leur domination financière, ont repoussé une population moins aisée dans les marges reculées de la ville –, conjuraient leur spectralité par le discours.

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The Last Days of Disco, Whit Stillman, 1998. Capture d’écran.

La vidéo d’Anton Perich précède l’arrivée de ces morts-vivants qui ont cannibalisé une culture et se sont arrogé l’espace urbain. Perich filme le sex-appeal et l’insolence du disco à travers le corps et la gestuelle du performeur latino Victor Hugo Rojas et de ses amis. Le corps est une arme dirigée contre les symboles de richesse. Le performeur lacère la toile de Warhol avant d’y balader un godemiché. Cette scène finale iconoclaste se complique d’un assassinat symbolique du père. Le corps est cultivé, fétichisé et même embaumé dans un délire pharaonesque. La momification arrête le temps dans un culte de la jeunesse et la déification, tout en sacrifiant l’enveloppe charnelle qui se transforme en relique.

À l’appartement bohème de la vidéo de Perich succède, dix ans plus tard, l’espace clinique d’un studio où s’active, seule, l’infirmière sans frontière Kathleen White. Elle s’administre des coups sur le crâne, lèche son sang, s’attache comme une forcenée les jambes aux pieds d’une chaise, palpe ses organes, se recouvre de bandes de gaze. Le corps est malade. « On Broadway », la chanson qu’elle fredonne, devient la complainte endeuillée des superstars de l’undergound. Kathleen White incarne et entrelace à la fois le corps martyrisé des victimes et celui de la survivante, celle qui prend soin, qui panse les plaies, dans un rapport possessif similaire à celui d’Elisabeth Lebovici quand elle écrit « ce que le sida m’a fait »[8]. La rage, la souffrance, l’impuissance et l’absurde se mêlent dans cette tentative désespérée de soigner la peau tout en la faisant disparaître. Dans ces œuvres distantes de dix ans, la momification redouble l’acte de conservation du médium vidéo dans un désir intriqué de vie, de mort et de survivance. Les bandelettes traversent l’histoire et ses catastrophes, se transfèrent de peau à peau, du masculin au féminin. Elles déjouent l’identité qu’elles remplacent par les notions de reconnaissance et de promiscuité transhistorique. 

À l’assaut des murs

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Vue de l’exposition Bizarre Silks, Private Imaginings and Narrative Facts, etc. curatée par Nick Mauss, avec (devant) Georgia Sagri, Deep Cut, 2018, et (au fond) Ketty La Rocca, Comma with 3 dots, 1970, Kunsthalle Basel, 2020. Photo : Philipp Hänger / Kunsthalle Basel. 

Les deux expositions dont sont issues ces vidéos explorent la relation du corps à l’institution selon des modalités en apparence inverses. Dans la version exubérante de Nick Mauss, les subjectivités débordent et reconfigurent l’environnement. À l’entrée, la galerie de personnages du livre d’artiste Ray Gives a Party (1955) de Ray Johnson, présenté par un film où l’on voit les pages feuilletées, annonçait le cortège d’œuvres ornementales et excentriques à venir. Johnson illustrait en collages les invités costumés, pique-assiettes, célébrités et convives indésirables d’une fête imaginaire stoppée, comme toute bonne fête, par une descente de police. 

L’exposition est habitée par les traces et indices laissés par des convives marquants. On rencontre cette sculpture en forme de « J » en PVC de Ketty La Rocca, à lire comme un « je » dont le référent reste à déterminer. De l’autre côté, une virgule suivie de trois points fait le lien avec l’environnement. Bea Schlingelhoff rend hommage à l’activiste Anne-Marie Im Hof-Piguet par la création d’une typographie portant son nom qui colonise les murs, le texte d’exposition, et que le site de l’institution propose en téléchargement gratuit. Les sculptures sensuelles et éthérées en voiles de couleur pêche et mauve de Rosemary Mayer, une artiste américaine des années 1970, convoquent des femmes puissantes telle l’impératrice romaine Galla Placidia par leurs titres, alors que leurs formes amples suscitent des associations plus libres allant des longues robes plissées de Madeleine Vionnet au sexe féminin, dans un jeu sémiotique subtil entre le particulier et le général. La signature à laquelle ces œuvres renvoient ne renoue pas le lien héroïque entre le peintre expressionniste et sa marque sur la toile : déguisées, fantasmées, collectives, temporaires, les singularités invoquées sont aussi celles d’autres personnes que l’artiste, comme dans le cas de Bea Schlingelhoff, et chacun peut se les approprier.

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Vue de l’exposition Bizarre Silks, Private Imaginings and Narrative Facts, etc. curatée par Nick Mauss, avec Rosemary Mayer, Galla Placidia, 1973, Kunsthalle Basel, 2020. Photo : Philipp Hänger / Kunsthalle Basel.

L’exposition du Frac Lorraine, The Making of Husbands, Christina Ramberg en dialogue, s’est construite autour d’un ensemble de peintures sur isorel et de dessins de l’Américaine Christina Ramberg (1946-1995). Celle-ci s’intéressait aux mécanismes qui modèlent le corps, en le standardisant ou le singularisant. L’artiste a en particulier peint par aplats dans une palette nocturne une série de bustes carénés, gainés dans des corsets. De ces corps-machines de science-fiction, à la Ballard, s’échappe un imaginaire érotique trouble, où le corps féminin assujetti devient dominateur.

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Christina Ramberg, Tight Hipped, 1974. © The Estate of Christina Ramberg, Courtesy Collection du Madison Museum of Contemporary Art, Collection Bill McClain du Chicago Imagism.

Les œuvres des autres artistes « en dialogue » dispersent en une série d’objets et technologies du quotidien les questions de contrôle social au cœur de la puissante matrice rambergienne. À l’exemple de Löwenmaul d’Alexandra Bircken, une perruque sombre cousue à un soutien-gorge, certaines œuvres poursuivent un point de fuite sexuel et fantasmagorique. D’autres, comme Gates, des portails bas disposés par Ghislaine Leung à l’entrée de plusieurs salles, évoquent l’idée de domestication de la petite enfance. Ces portails qu’il faut pousser pour pénétrer dans les salles rendent également les visiteurs sensibles à leurs mouvements dans l’espace institutionnel. La variété des déclinaisons a le mérite de ne pas réduire le travail de Ramberg à une lecture féministe, mais elle tend aussi à créer un effet catalogue qui atténue la tension et le désir qui habitent les pièces individuellement.

Catharsis contemporaine

Au-delà de leurs qualités propres, ces deux expositions en miroir travaillent à ouvrir une négociation entre le corps et son environnement domestique ou plus largement entre les désirs singuliers et le contrôle social. Les bandelettes, perruques, corsets, échantillons de soieries lyonnaises « bizarres » du XVIIIe siècle ou robes luxuriantes sont autant des instruments qui dressent et modèlent les corps que des vecteurs d’émancipation qui, par l’ornementation, les rendent hors-normes. Cette approche du masque, du travestissement, du décor construit et du corps augmenté témoigne de formes de désidentification qui agissent sur les incarnations visibles comme au niveau du lien à leurs auteurs. Les bustes de Christina Ramberg sont privés de visage, voire pour certains de genre. La typographie de Bea Schingelhoff fait référence à une figure activiste qui devient un texte collectif, infiniment modifiable. L’identification est tenue en échec. Tout se joue dans la matérialité, à l’image des cocons de bandages ou de papier toilette de White et de Perich où le corps peut se glisser pour être conservé, réparé ou transformé. La répétition de ces rituels de momification fonctionne tel un signe de ralliement, un code souterrain, qui traverse les époques et se transmet au sein d’une communauté. Ils indiquent une appartenance collective, même s’ils se chargent d’affects différents selon le contexte.

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Vue de l’exposition The Making of Husbands, Christina Ramberg en dialogue curatée par Anna Gritz avec Diane Simpson, Vest – red/gray, 2008 ; Richard Rezac, Lancaster, 2004 ; Gaylen Gerber, Backdrop, 2020 ; Ghislaine Leung, SHROOMS. Frac Lorraine, 2020. Photo : Fred Dott.

Cette résurgence d’expositions aux stratégies queer et féministe offre un contrepoint aux modes de singularisation contemporains. Face au paradoxe de la spectacularisation de l’identité queer qui s’essentialise et face à l’héroïsation de soi sur les réseaux sociaux, ces expositions proposent des singularités en mouvement, où la logique binaire de l’identité et de l’identification ne coïncide jamais complètement. L’écart qu’elles produisent peut être incarné collectivement.

Il reste à comprendre la place qu’occupe l’institution en regard de ces processus de déterritorialisation. À travers ces expositions sur le rapport entre identité et architecture, elle semble performer son fonctionnement et sa structure. Elle met en abyme son double rôle de lieu d’expression de subjectivités radicales et d’espace de normalisation. Son modèle serait la « thébaïde » où Des Esseintes, l’anti-héros d’À Rebours (1884) de Huysmans, crée, met sous cloche et embaume sa réalité singulière hautement esthétisée. Une retraite qui fait aussi écho à nos modes de vie contemporains, retirés dans nos chambres et projetés dans le monde des représentations de nos écrans Retina. À travers ce modèle se dessine en filigrane la figure du dandy, dans laquelle l’institution d’art semble se reconnaître. Ils cultivent leur superbe détachement, tout subversifs des normes soient-il. Cette position reste en surplomb, alors même que l’on vit une forte politisation du champ social et culturel.

Ces dernières années, les polémiques autour de l’identité (par exemple celles liées à l’appropriation culturelle) ont témoigné de l’atomisation de la sphère publique et de la difficulté croissante à tenir un débat démocratique quand chacun devient son propre média en ligne. Les institutions culturelles censées jouer un rôle de médiation sont démunies pour intervenir dans ces débats qu’elles ne savent comment relayer autrement que par cette position de retrait dans le confort de leur maison théorique, ou celle – qu’elles refusent, à juste titre – d’une performance des identités supposément authentiques, qu’elle soit liée à la Hüttenästhetik ou à l’inclusion d’artistes en fonction de leur race ou de leur orientation sexuelle. Cette impasse tient au fait qu’elles n’ont pas su intégrer la diversité au sein même de leurs structures. Pour établir une promiscuité salutaire en ces temps de crise épidémique et de revendications politiques et pour devenir crédibles sur ces questions d’identité, il semble nécessaire que les institutions culturelles entament le processus d’examen auquel les invite, par exemple, le collectif Black artists and cultural workers in Switzerland.

 


[1] Voir la lettre ouverte du collectif Black artists and cultural workers in Switzerland, https://brand-new-life.org/b-n-l/author/black-artists-and-cultural-workers-in-switzerland
[2] Black Lives Matter, Demand Racial Data on Coronavirus, https://blacklivesmatter.com/demand-racial-data-on-coronavirus/
[3] L’association Oxfam l’a notamment louée pour y loger des migrants en 2017.
[4] Chad Douglas était l’acteur porno favori de l’écrivain Guillaume Dustan qui compare souvent ses performances sexuelles à celles de ses amants dans ses romans Dans ma chambre (P.O.L, 1996) et Je sors ce soir (P.O.L., 1997).
[5] Rojas a travaillé pour Warhol, à la Factory. Il a aussi été l’un des modèles de la série de polaroïds dénudés des années 1980, Sex Parts.
[6] L’exposition The Making of Husbands a d’abord été montée au KW Berlin, où travaille Anna Gritz, avant de voyager à Metz, puis au Baltic Centre for Contemporary Art de Gateshead dans le nord de l’Angleterre.
[7] Douglas Crimp, « How to Have Promiscuity in an Epidemic » in AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism, Cambridge, MIT Press, 1988.
[8] Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait : art et activisme à la fin du XXe siècle, JRP Ringier, Zurich, 2017.