L’art et la vie agricole

L’un des enjeux de l’exposition Les Vies génétiques d’Eden Martin était de faire dialoguer art et agriculture. À travers ce texte, Camille Azaïs analyse cet échange, en multipliant les points de vue, de la fenêtre du train, du référendum politique du jour, de sa rencontre avec le couple de paysans Aude et Antoine Hentsch ou avec les oeuvres de l’exposition. Cette enquête de terrain la conduit à exhumer un impensé sexuel, à méditer sur les multiples interprétations possibles d'une chaise d’arbitre et suggère, en fin de compte, que si les relations de pouvoir persistent, elles peuvent être conciliées, voire troublées.  

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Pour ceux d’entre nous qui ne sont pas nés à la ferme, voire qui ont vécu la quasi-totalité de leur vie dans un environnement urbain, comme moi, les voyages en train sont presque nos seules rencontres avec le monde agricole. Derrière les fenêtres défilent les champs, les prairies, les tracteurs, les lignes électriques, les routes, les plantations de résineux et toutes ces choses à haute valeur symbolique, que nous lisons sans doute différemment selon nos connaissances et nos préoccupations du moment - ou que peut-être, pour certains, nous ne lisons pas du tout, absorbés que nous sommes par ce petit écran qui se glisse désormais souvent entre nous et le monde. Mais si nous laissons notre regard errer sur les vastes vallées ouvertes, impeccables et désertes qui caractérisent les paysages à cet endroit (le trajet dont il est question ici relie Paris à Lausanne), ponctuées de tracteurs minuscules et de petites balles de foin, il peut arriver que nous nous demandions ce que ça signifie, cette vie agricole - pour ceux qui la vivent, mais aussi pour nous tous, qui sommes de plus en plus souvent amenés à émettre des jugements sur la manière dont la nature est traitée par l’agriculture. Comment lire cette image pourtant banale - un tracteur fauchant l’herbe d’une prairie, en haut d’une montagne ? Labeur, beauté, vie sauvage, déforestation, anthropocentrisme, réchauffement climatique : sous le vert de l’herbe, dans la couleur d’un sol fraîchement labouré, dans le rougeoiement d’un sapin séché sur pied à la lisière du bois, s’affrontent plusieurs visions de notre monde et de ce qu’il est en train de devenir.

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Le domaine des Eterpis vu du ciel. © Marché bio des Eterpis

Dès mon arrivée à Lausanne à la ferme biodynamique des Eterpis, ce paysage et les manières de le lire s’invitèrent dans nos conversations. Par un hasard du calendrier, en ce jour de clôture de l’exposition, la Suisse soumettait au vote populaire une interdiction des pesticides de synthèse. Tout au long de la journée, les raisons pour lesquelles la Suisse ne signerait sans doute pas, ce jour-là, la fin de la chimie pour son agriculture ponctuèrent nos discussions. Tout en parlant de leur propre relation personnelle à la ferme de leur enfance, et de leur envie, par ce projet, de se confronter à cet héritage, tout passant de la grande ville à un vallon préservé comme dans une nouvelle de Robert Walser, notre petit groupe fit chemin jusqu’à la ferme d’Aude et Antoine Hentsch, une exploitation familiale en polyculture élevage conduite en biodynamie mais principalement inspirée par les principes de la permaculture. 

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Les pâturages et vergers au-dessus du domaine. © Marché bio des Eterpis

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L’élevage de cochons. © Marché bio des Eterpis

Lorsque les deux commissaires-artistes vinrent prendre contact avec eux, les propriétaires se déclarèrent heureux d’accueillir une exposition d’art contemporain, car « l’art était la dimension manquante » de la ferme. En biodynamie comme en permaculture, la ferme est pensée comme un ensemble complexe à la manière d’un organisme. Dans cet ensemble, chaque élément remplit plusieurs fonctions, et chaque fonction est remplie par plusieurs éléments. La permaculture organise les relations, agence les complémentarités : elle associe les espèces, fait du déchet une ressource, implante l’arbre dans les espaces de culture. En toutes choses, elle fait confiance aux conséquences positives d’une grande biodiversité. En clair, elle implique de repenser entièrement les pratiques agricoles - une révolution qui ne s’arrête pas à la manière dont on cultive la terre, si l’on en croit les penseurs de cette philosophie, mais qui touche à des domaines bien plus vastes de la vie humaine : habillement, transports, urbanisme, énergies, manières de vivre ensemble et de communiquer. Au sein de cet « idéal permaculturel », l’art trouve sa place lui aussi, au moins en théorie.

Tout en arpentant une partie des huit hectares de l’exploitation, et en y découvrant les œuvres installées sur l’ensemble du site un peu comme dans une chasse au trésor - et sans doute influencée par la tonalité relativement sombre d’une majorité de pièces produites pour l’occasion, j’y reviendrai - je ne pouvais m’empêcher de me demander : quelle est la place de l’art, justement, au sein de la ferme, quand la ferme devient un projet quasi civilisationnel ? Quand la ferme, le jardin, la ZAD, en tant que zones refuge et nourricières, deviennent notre rempart contre les crises à venir, quand de nombreux artistes se convertissent à la permaculture et la revendiquent comme une pratique artistique, quand une nouvelle définition même de la beauté émerge de cette réflexion, c’est-à-dire une beauté respectueuse du vivant ? Quelle place peuvent encore négocier les œuvres dans l’écosystème de la ferme ? Et si le système de l’art tel que nous le connaissons - un art soutenu par des subventions, exposé dans des lieux dédiés, collectionné par des personnes indécemment plus riches que les autres - venait à s’effondrer, l’art pourrait-il, lui aussi, se réfugier à la ferme ? Pourrait-il s’inventer une nouvelle « vie agricole » ?

D’une certaine manière, on pourrait considérer que l’itinéraire même d’Antoine Hentsch, le fermier qui nous accueille, possède une dimension artistique. Ancien commercial pour une grande marque de produits phytosanitaires, une prise de conscience progressive le poussa, il y a cinq ans, à cesser cette activité porteuse de mort et à incarner activement le changement des pratiques agricoles en reprenant la petite ferme des Eterpis, un projet presque utopique par la diversité des productions mises en œuvre (porcs, moutons, vaches, volailles, fruits, légumes, tofu, confitures, magasin, mais aussi formations…). Parmi les artistes exposés, Orla Barry et Gianfranco Baruchello ont des itinéraires similaires : d’abord plasticiens, ils se tournèrent tous deux vers l’agriculture (Baruchello dans les années 1970, Barry plus récemment) pour en faire une nouvelle branche de leur activité artistique. La vie agricole n’est donc pas un sujet pour eux, mais une expérience depuis laquelle les œuvres sont produites. Il est d’ailleurs éclairant de constater que dans la vidéo de Gianfranco Baruchello (A partire dal dolce, 1979-1980), où on le voit converser longuement avec le philosophe Jean-François Lyotard sur la « saveur douce », comme dans la chanson d’Orla Barry (Primal Counterpoint, 2021) écrite depuis le point de vue d’un mouton en train de se faire tondre, la dimension sensuelle est centrale. L’art permet de faire émerger cet impensé de la vie agricole, sa dimension presque sexuelle.

L’exposition explorait également une autre piste : celle d’un commentaire ironique sur les bouleversements à venir, avec la ferme en première ligne. Qu’il s’agisse des fleurs toxiques de Ye Xe (Sample Slash, 2021), des azulejos de Séverine Heizmann (Rosa Verte – dégénérescence et fertilisation nucléaire, 2021) aux motifs de spermatozoïdes radioactifs, le thème de la pollution et de sa possible contamination de l’idéal permaculturel laisse à penser que la ferme pourrait être non seulement victime, mais également responsable de bouleversements à venir. La bannière spectrale de Stefan Tcherepnin (Scarecrow, 2021) et son inquiétante sculpture de brindilles suspendue dans la serre de la ferme (Phalange, 2021) flottaient comme pour annoncer le retour d’un vieux fantôme, celui d’un chamanisme passé au tamis de notre culture numérique et télévisuelle (on pense à True Detective, Scream…), comme si la ferme devenait également productrice d’une nouvelle religion. C’est dans une grange en tôle, au milieu des machines agricoles, qu’Andreas Hochuli avait choisi de suspendre une série de bannières en tissu ornées longuement et patiemment à la main de lettrages colorés (Les tombes sous les rhubarbes, 2021). Le monde qu’elles convoquaient, en quelques phrases remarquables, était lointain, crépusculaire, marqué lui aussi par la pensée d’un effondrement et d’un retour au paganisme. L’ironie des images n’était pas sans apporter, elle aussi, un commentaire acerbe sur le petit monde protégé de la ferme. Dans une cabine, à l’intérieur de la cage des cailles, on trouvait les peintures de Marc Elsener, une série de petits formats au style naïf ancrés dans la culture visuelle suisse, c’est-à-dire dans la manière dont la Suisse aime se penser comme un havre de nature, tout en aspergeant ses espaces sauvages de produits phytosanitaires. Par leur commentaire sur l’hyperprésent (l’artiste les modifie sans cesse, les rendant toujours actuelles), elles formaient un contrepoint presque réaliste aux autres propositions : sur l’une d’elles (Heavenly W-LAN, 2021), des langues rouges sortant d’immeubles miniatures, perdus sur fond de montagnes vertes, évoquaient les flots de paroles déversés pendant le confinement depuis l’intérieur des maisons, laissant pour une fois le monde sauvage tranquille (et peut-être intrigué par la rapidité de changement de moeurs de notre espèce). 

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Andreas Hochuli, Les tombes sous les rhubarbes (détail de l’installation), 2021, tissu découpé. © Julien Gremaud

Dans ces derniers cas, l’art était d’une certaine manière fidèle à sa tradition critique et se tenait à une distance raisonnable de l’exploitation agricole, craignant peut-être d’y perdre une part de sa substance. Sans titre (2021) de Shirin Yousefi, une chaise d’arbitre démesurée placée au coeur de la ferme, permettant d’embrasser d’un regard tous ses éléments à la manière d’un panoptique, semblait résumer à elle seule la question de la solubilité de la permaculture dans l’art, ou le contraire. Depuis cette haute chaise, qui regarde qui ? Est-ce l’humain qui contrôle les autres formes de vie qu’il exploite, ou une dimension supérieure qui dépasserait à la fois l’humain et sa création ? Est-ce une manière pour l’artiste de prendre de la distance pour contempler les promesses de la vie agricole ? Ou ne serait-ce pas la ferme elle-même, qui, dans son rapport viscéral à l’utile, au nécessaire et à l’essentiel, tiendrait l’art et les artistes à distance ? 

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Shirin Yousefi, Sans titre, 2021, bois et fumigène. © Julien Gremaud